Partisan n°1- mai 1985 -pages 11 à 13

Tu MANU... avec ta SCOP !
Nous débutons, dans ce N°1 de PARTISAN, un dossier sur les SCOP ( Société Coopérative Ouvrière de Production ). Il se prolongera sur plusieurs mois par une série d'articles. Le Comité de Rédaction invite les lecteurs du journal à lui fournir toutes sortes de matériaux pouvant compléter ce dossier, aider à sa réalisation.
 
Nous avons jugé important d'intervenir sur cette question qui apparaît pour certains comme une réponse au chômage: " Les patrons nous licencient, alors essayons quelque chose nous-mêmes ".
 
Ce mois-ci nous replacerons la SCOP dans son histoire. Retourner au passé pour mieux comprendre le présent. D'où vient cette idée de SCOP ? Prochainement nous décortiquerons les aspirations que contiennent les SCOP aujourd'hui : solution contre le chômage pour les uns, lutte contre la division du travail pour les autres. Nous regarderons dans les SCOP pour voir comment ça marche !
 
Enfin, nous critiquerons la ligne politique qui guide la création de coopératives : issue dans le cadre du capitalisme, changer une parcelle pour ne pas changer la société, exploitation d'accord, mais par les ouvriers eux-mêmes.
 
Pour réaliser ce dossier, le Comité de Rédaction s'est appuyé sur les matériaux suivants ( citations et exemples en sont donc issus):
-" Les coopératives de production ", D. Demoustier ( Editions La Découverte);
-" L'économie sociale ", dossier de la revue " l'Economie en question ", n° 21;
-" Et si chacun créait son emploi ", " 10 heures par jour avec passion " de la Revue
Autrement n° 20 et n°34.

Julien Bréau

Manufrance a déposé son bilan. Et cela malgré les efforts du PCF et de la CGT, qui depuis huit ans,
mettent en pratique leurs " nouveaux critères de gestion ", GERENT EUX- MEMES les affaires de Manufrance. En deux mots " produisent français " ! Les réformistes s'y sont cassé les dents. Ceci après avoir perdu la mairie de Saint Etienne, au profit de la droite ( en 83 ). On ne peut tromper indéfiniment sans payer l'addition. Combien de luttes détournées, brisées lamentablement, au prix d'écoeurement chez les ouvriers. Des mineurs aux sidérurgistes, de la Chapelle-Darbley à Montupet, de Talbot à Dufour... Aujourd'hui Ducellier. On baptise à grands cris une nouvelle lutte, exemplaire, et on enterre en silence dix années de tromperies réformistes, d'illusions, d'échecs, à la " Manu ".

Rappelez-vous : 1977, 4000 travailleurs chez Manufrance, qui vacille sous les effets de la crise.
PCF/CGT conquièrent la mairie de Saint-Etienne avec des mots d'ordre comme " pas un seul licenciement à Manufrance ". 1978, reste 2400 travailleurs. PCF/CGT approuvent le plan Gadot-Clet qui décide de 374 licenciements pour" mieux rentabiliser et organiser" la production. Sans oublier le millier de licenciements, sous différentes formes, qui en un an, rajeunit " la vieille dame ". Juin 81, reste 500 rescapés de la purge. Mais la gauche c'était l'espoir ! Sous l'impulsion du PCF et de la CGT, une SCOPD est créée (1). Krasucki déclare: " Bien gérée, ambitieuse, entreprenante, la SCOP Manufrance créera progressivement de nouveaux emplois pour atteindre les mille dans les trois mois ". C'est le temps de l'union de la gauche, d'accéder aux promesses. 25 milliards sont fournis par l'Etat, du baptême à l'enterrement. " On va voir ce qu'on va voir" affirme la CGT. On a vu. Les ouvriers de Manufrance ont vu. Le gouvernement PS lâche la SCOPD. Le Conseil d'Administration PCF/CGT également.. Il a " constaté l'impossibilité pour la coopérative de poursuivre ses activités ". Krasucki n'a rien déclaré... L'Huma reste silencieuse. 396 salariés sont à la rue. Et non des moindres: ( voir encart ).
Nous proposons dans cet article, d'aborder la solution retenue chez Manufrance pour parer aux diffi-
cultés économiques de l'heure." Sauver l'emploi " sans trop de remise en cause. Créer une SCOP " pour s'en sortir ". Avec l'aggravation de la crise, cette idée fait du chemin. Creusons-là.

HISTOIRE ANCIENNE

Les premières SCOP apparaissent au début du XIXème siècle (1830). Leur création n'est donc pas
nouvelle. Elles sont alors un des moyens associatifs, collectifs, que se donnent les " ouvriers de métiers " (2) (typographes, horlogers, menuisiers, charpentiers, bijoutiers, etc... ), pour résister au développement du capitalisme. Celui-ci étend à toute l'Europe concurrence, échanges marchands, manufactures et salariat. Les artisans sont poussés à la faillite. Les " ouvriers de métiers " sont jetés au chômage.
 
Ils traversent l'époque où le capitalisme les fait passer de l'atelier à la grosse fabrique, les dépossède de
LEUR travail. Les habitudes sont laminées. Aussi s'associent-ils en coopératives, " opposant la libre association des personnes à celle du regroupement des capitaux ", pour faire face aux lois du marché, ne pas disparaître. Pour refuser un autre mode de vie et de travail que le capitalisme leur impose.
 
Bien entendu, cette réaction pratique au capitalisme est liée aux idées politiques du moment, dans l'état
de développement de la société. C'est-à-dire, début du capitalisme, dominance de la petite production.
 
Le mouvement ouvrier se constitue. Le socialisme en tant que perspective, fait ses premiers pas. Les
tendances communautaires, anarchistes, sont dominantes (3). La classe ouvrière, si l'on peut dire, se compose de deux couches distinctes. D'abord les " ouvriers de métiers ", " instruits ", sensibles et influents sur les idées socialistes naissantes. Puis une armée de " sans-métier ", chassée des campagnes, qui vient s'embaucher dans les fabriques des villes. Traditions et histoire différentes. Conditions de travail et rapports au travail différents. Différences donnant à ces couches ouvrières des aspirations autres que celles des " ouvriers de métiers ".


Le capitalisme va transformer le travail

Aussi, si le mouvement coopératif et le mouvement syndical sont très proches à leur origine, le divorce
ne se fera pas attendre. La masse d'ouvriers brassée par le capitalisme ne se retrouvant pas unie sur les moyens et les buts de la lutte contre les exploiteurs. La création de coopératives d'abord reprise par le mouvement ouvrier et inscrite dans le manifeste de la 1ère Internationale créée en 1864, fut par la suite rejetée, " accusée de favoriser seulement un petit nombre de privilégiés " ( Congrès ouvrier de Marseille de 1879 ).
 
Les ouvriers des manufactures sont face à un industriel exploiteur. Ils veulent améliorer leurs conditions
de travail. Gagner sur les salaires. Faire l'unité de tous les ouvriers contre tous les exploiteurs.
 
Les " ouvriers de métiers ", eux, se considèrent " libres " ( car ils ont un métier) face aux industriels.
Cette considération divise plutôt que d'unir. Développe le corporatisme. Ils opposent l'atelier à la manufacture. Par les coopératives, ils veulent " faire disparaître les intermédiaires et introduire le mode de travail par association (...), l'association dans le travail est le véritable moyen d'affranchir les classes salariées, en faisant disparaître l'hostilité qui existe aujourd'hui entre les chefs d'industrie et les ouvriers " ( Société Coopérative des Bijoutiers Parisiens, 1834 ). Nous reviendrons dans la suite de cet article sur le contenu de cette association, en analysant les " SCOP d'aujourd'hui ", dont les principes généraux restent les mêmes.
 
Ce qui marque l'idéologie de ces " ouvriers de métiers " tout comme leurs théoriciens, c'est la lutte pour
la survie de la petite production," la petite affaire ". Etre un maçon de l'artisanat défendant le passé et non un fossoyeur du capitalisme porteur de l'avenir. "L'association dans le travail" remplace l'abolition du salariat comme chemin à prendre pour se libérer de l'exploitation. Raccourci qui réduit celle-ci au non-respect de la libre entreprise, à la mort du petit capitaliste face au gros. Ces petits producteurs réclament le respect de la démocratie bourgeoise, celle de 1789, de la Marseillaise et des Droits de l'Homme.
 
Ils ne perçoivent pas plus loin, que les fenêtres de leur atelier. Sentez l'odeur de sapin sous la scie,
écoutez la chanson du marteau sur l'enclume, disent-ils aux ouvriers des manufactures. Il faut se battre pour cela. Joignez-vous à nous !
 
Mais dans les manufactures, une classe ouvrière se constitue, grossit, se syndicalise. Elle voit se dessi-
ner des intérêts et des objectifs de classe, internationaux. Le mouvement ouvrier vit des moments importants: la révolution de la 1ère Internationale en 1874, la parution du Manifeste du Parti Communiste de Marx et d'Engels. Autant d'évènements qui aident le socialisme scientifique ( le marxisme) à pénétrer le mouvement ouvrier, à lui montrer qu'en finir avec les exploiteurs ce n'est pas retourner vers l'atelier de l'artisan, mais commencer à entrouvrir les portes du socialisme.

(1) SCOPD : Société Coopérative Ouvrière de Production et de Distribution.
SCOT: Société Coopérative Ouvrière de Travailleurs, concerne uniquement les services ( bureaux d'études, cabinet-conseils, théâtre, entreprises de nettoyage... ).
La Confédération Générale des SCOP s'est crée en 1937. Elle est issue de la Chambre Consultative des Associations Ouvrières née en 1884. Elle regroupe la majorité des SCOP et a pour fonction de les représenter auprès des pouvoirs publics. Cette Confédération est divisée en Unions Régionales. Un Congrès tranche les orientations et élit les représentants. Les SCOP d'une même branche sont également regroupées en Fédérations Professionnelles.
 
(2) Par " ouvriers de métiers ", nous entendons les ouvriers qualifiés travaillant avec des apprentis, pour un maître-artisan.
 
(3) Sur les premiers pas du socialisme, retenons quelques noms: Fourrier en France et Owen en Angleterre. Ils furent proches du mouvement coopératif, dont ils reprenaient les thèmes principaux, qu'ils opposaient à la révolution violente, dirigée par un prolétariat organisé. Marx les appelait des socialistes utopistes (contraire de scientifiques). Buchez qui fut un des apôtres de l'association ouvrière en coopérative. Proudhon, un des précurseurs de l'anarchisme. Il était un fidèle défenseur de la petite production contre la grande, espérait un capitalisme sans contradictions, donc sans révolution. Les grands événements de la fin du XIXème siècle ( 1840-1900 ) forgèrent la conscience ouvrière, aidèrent le mouvement ouvrier naissant à rompre relativement avec des courants utopistes. Notamment la Commune de Paris, qui montra au monde entier que la classe ouvrière ne pouvait s'accommoder ne serait-ce que d'une seule parcelle de capitalisme. Mais construire un autre Etat, une autre société. Pour cela, se doter d'une armée ouvrière internationaliste, dirigé par un Parti Communiste. Conséquence de cette avancée, la 1ére Internationale fut dissoute en 1864. Les courants utopistes y étaient largement représentés.

LES SCOP AUJOURD'HUI

Avec l'aggravation du chômage, les SCOP se multiplient. Cela n'est pas nouveau non plus. Durant la
crise de 1929, l'Etat bourgeois relança ce type de création d'emplois. Aussi depuis le début du tunnel en 73 les SCOP sont en ascension. Et surtout depuis que la gauche est au gouvernement. Mai 81 a vu s'établir une reconnaissance." officielle " du mouvement coopératif avec la création du secteur dit d' " économie sociale ", regroupant les mutuelles, les entreprises d'intérêt collectif ( tout ce qui est association pour créer quelque chose loin des courbes du chômage) et les SCOP, le tout sous la responsabilité d'un Secrétaire d'Etat, chargé de promouvoir. Pourtant depuis 84, le gouvernement socialiste freine ses aides financières. Les SCOP connaissent elles aussi les difficultés de la crise et les canards boiteux ne recevront plus rien. Ainsi en ont décidé les Ministères.
 
Le mouvement coopératif a connu ces cinq dernières années les chiffres record, depuis sa création:
1300 SCOP adhérentes à la Confédération Générale des SCOP ( 40000 travailleurs 10 milliards de francs de chiffre d'affaires, 9 500 emplois créés en cinq ans ).
 
Création d'emplois, mais aussi suppression. Car il ne suffit pas de vouloir " travailler autrement ", sous
le capitalisme, pour se mettre à l'abri de ses côtés néfastes. Le capital est un rapport social de production. Cela signifie produire une marchandise, avec un coût le plus bas possible, car il y a concurrence. Et il faut gagner les marchés, obtenir des prêts des banques, etc... Tout ceci conditionne, dicte les rapports qu'échangent les hommes dans une SCOP, ou dans une usine quelconque. L'exemple de Manufrance le prouve. Des ouvriers licencient d'autres ouvriers. Mais ne traitons pas ici de ce qui le sera dans les prochains numéros de Partisan. Arrêtons-nous ici sur les conséquences.


Ducelier doit vivre

Depuis 81, une centaine de SCOP disparaissent chaque année. 40% ont cessé d'exister au bout de 4
à 5 ans. Les SCOP les plus importantes résistent mieux à la crise. Pourquoi ? Parce qu'elles se sont mises à la page. Elles ont été contraintes d'investir, de dégraisser les effectifs, pour être concurrentielles. Comme la SCOP Association des Ouvriers en Instrument de Précision, dont le nombre de salariés est passé de 4 665 à 1 215 entre 78 et 81. Un sondage de 83, cité dans l'Expansion, faisait ressortir que 5 SCOP figuraient parmi les mille premières entreprises françaises. Pour obtenir un tel résultat, nul doute qu'il faille faire, non différemment des autres capitalistes, mais la même chose: exploiter les ouvriers.

1947-1950:
un bon cru

Les années 1947-1950, après la seconde guerre mondiale, virent un essor important des SCOP. Bien souvent sur des bases issues de la Résistance. Après avoir tenu les fusils tant d'années, pas question de repartir comme avant, pensaient certains ouvriers et artisans. Mais cette aspiration était limitée, à un village, au copinage, à l'artisanat : comme l'horlogerie, la menuiserie. Ces coopérateurs voulaient " lutter contre l'emprise de l'argent par le partage de la vie de travail et participer à la libération ouvrière (...), ils cherchaient à promouvoir la formation des travailleurs, par des cours du soir, des groupes de travail (...) ".

Peu de SCOP réussirent à tenir la route. Mises à part celles qui ont su justement " faire de l'argent ", grossir leur capital. Inévitablement. Une façon de s'en libérer ! Cela reste tout de même une illustration des aspirations que contenait la Résistance.

(encart)

Le PC à la MANU : t'a ta carte !

" Ce n'est pas le gouvernement qui nous licencie, mais le parti communiste et la CGT " disaient 77 ouvriers licenciés de la SCOPD Manufrance en Septembre 83, alors regroupés en comité d'autodéfense, pour refuser la nouvelle vague de licenciements. " J'ai donné l'argent ( primes de licenciement + ASSEDIC de Juin 81 ) et on m'a dit, toi, tu es à l'emballage armes et on a repris nos manettes pour faire tourner la boite. Et dès qu'on a ouvert la gueule, ils nous ont claqué la porte ". Pas question de récupérer quoi que ce soit, car de toute façon, le PC et la CGT leur avaient fait savoir " qu'on déduirait les pertes de la société de (leur) avoir ".
 
D'après les ouvriers licenciés à cette époque, " les effectifs qui devaient rester stables se sont gonflés de 496 à 819 en mai 83 ". Mais c'est très bien pourrait-on dire ! Krasu l'avait promis et il avait raison. Ah les " nouveaux critères de gestion " du PCF ! C'est pas du toc comme les T.U.C. Dommage que ça ait foiré tout de même. " Tous les postes administratifs ont été doublés " révèle le comité d'autodéfense des ouvriers licenciés. " Avant c'était le chef du personnel qui nous envoyait dans tel ou tel atelier, maintenant cinq personnes font ce travail ". Bonjour la promotion pour les camarades du PC et de la CG T. " (...) d'anciens collègues qui ont multiplié leur salaire par trois ". Le secrétaire du syndicat CGT est aussi directeur de la fabrication. Le chef du personnel est au PC. D'après les ouvriers licenciés, on a fait appel " à l'extérieur ". On a pas réembaucher des gars de Manufrance, mais fait venir des camarades du Parti. En veux-tu, en voilà ! Quelques personnalités parisiennes et la SCOPD Manufrance se retrouve avec 240 " non productifs " sur l'effectif de 407 salariés. Nos oiseaux réformistes quand ils peuvent se nicher ! Voilà le socialisme auquel ils aspirent. Remplacer les exploiteurs et nous laisser " les manettes ".

Suite du dossier sur les SCOP dans Partisan n°2 -article " SCOP - Le raffiot et l'impasse" è

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