Roger
Pic, reporter, cinéaste, a
réalisé de nombreux films et
reportages sur la lutte des peuples d'Indochine.
Certains de ses reportages sont passés sur
différentes chaînes de
télévision dont la
télévision française où
il a animé l'émission " les grands
reporters ". Les reportages qu'il a
effectués à plusieurs reprises en
coopération avec le Front National de
Libération dans les zones
libérées du Sud-Vietnam, durant la
guerre d'agression américaine, ont fourni un
important témoignage pour combattre les
mensonges des organes d'informations
impérialistes. Il était au
Sud-Vietnam à la veille de la
libération de Saigon, et il témoigne
sur cette situation dans l'interview
accordée à notre journal.
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Roger Pic : j'étais au
Vietnam du 18 au 27 avril. Je suis rentré la veille
de la libération de Saigon. J'étais dans la
province de Da-Nang. Il y avait beaucoup d'autres
journalistes (dont tout un groupe de journalistes
américains de l'Associated Press et de la
chaîne CBS). Contrairement à toutes les
calomnies, les forces révolutionnaires avaient le
souci de montrer au monde occidental ce qui se passe
réellement au Sud-Vietnam.
FR : Quand tu es arrivé à
Da-Nang, qu'est-ce qui frappait le plus l'observateur ?
R. PIC : La plupart des
journalistes qui venaient d'Europe s'attendaient à
trouver une situation confuse, ils avaient encore en
tète ce que la presse occidentale annonçait :
" bains de sang à Da-Nang, règlements de
comptes, massacres, le sang coule à flot dans les
ruisseaux à Da-Nang et Hué... ". Or ces
informations prenaient leur source dans des "
témoignages non contrôlés, recueillis
à Hong Kong ". Dans la presse occidentale, cette
origine douteuse n'était pas mentionnée et
l'on titrait sans réserve : " Bains de sang... etc.
".
En fait tous les
journalistes ont pu vérifier par tous les
témoignages qu'il s'agissait d'une propagande
mensongère et que la ville était calme.
LA CHUTE DE DA-NANG
FR : Que s'est-il passé quand
les forces révolutionnaires sont entrées dans
la ville de Da-Nang ?
R. PIC : Quels que soient les gens
interrogés, qui partaient en toute liberté (y
compris les ressortissants français), tout le monde
nous a dit : " Heureusement que les forces
révolutionnaires sont arrivées pour
rétablir l'ordre ". Car s'il y a eu des victimes,
c'est parmi les fuyards. L'énorme propagande
anti-révolutionnaire a provoqué une grande
panique et la fuite d'un certain nombre de gens. C'est
là que certains se sont entretués pour
s'embarquer dans les dernières péniches. C'est
là qu'il y a eu des scènes de pillage
incroyables.
FR : Tu as rencontré des gens
blessés dans ces conditions ?
R. PIC : Oui, dans le grand
hôpital de Da-Nang, j'ai vu des gens blessés
dans ces espèces de fusillades au moment de la
panique. Certains pour s'enfuir, ont traversé des
terrains militaires où il y avait des champs de mine
qui ont explosé. Mais tous étaient d'accord
pour dire qu'ensuite tout était normal et qu'avec le
GRP le calme était revenu. J'ai vu également
à l'hôpital d'anciens soldats de l'armée
de Thieu. Le GRP ne les considérait pas du tout comme
des prisonniers. Ils sont rendus à la vie civile
dés que leur santé le permet ; au même
titre que plus de 100.000 soldats qui avaient
abandonné leurs armes et uniformes avant
l'arrivée du GRP. Celui-ci leur a tout simplement
demandé de se faire connaître. J'ai
rencontré un ancien soldat de Saïgon qui, ayant
abandonné son uniforme, avait rejoint sa famille,
à 25 km de Da-Nang, pour se remettre au travail dans
les champs. Là, en labourant, il a fait sauter une
mine qui lui a arraché les deux mains et l'a rendu
aveugle. Il est soigné à l'hôpital de
Da-Nang avec les autres anciens soldats.
FR : Comment peux-tu expliquer cette panique qui a pu
toucher provisoirement une partie de la population ?
R. PIC : Il faut
considérer qu'à Da-Nang, pendant des
années, les Américains et Saigon ont
cultivé le mythe de la " terreur communiste et
révolutionnaire " et que la population était
dans son ensemble influencée par cette propagande et
tout d'un coup, certains ont pu s'imaginer que les forces
révolutionnaires allaient arriver avec un
comportement d'arrogance et de supériorité et
se livrer à des règlements de comptes.
Il ne faut pas
oublier que la répression US-Thieu était
extrêmement violente, surtout dans les villes comme
Da-Nang. Toute une partie de la population était
difficilement touchée directement par les
informations des réseaux de résistance. Il
faut rappeler que l'application du plan Phénix, qui a
été monstrueux, a opéré la
liquidation physique de dizaine de milliers de militants.
DA-NANG LIBEREE
FR : Avec l'entrée du GRP
à Da-Nang, le calme est revenu ; quelle était
l'atmosphère dans la ville ?
R. PIC : Le plus frappant, c'est la
façon dont la population accueillait les forces
révolutionnaires et la volonté de celles-ci de
se faire mieux connaître. Tout d'un coup on trouve
quoi ? On trouve des frères cherchant le contact, et
ce contact s'établissait d'une manière
fantastique. Il y avait une volonté commune
d'établir un contact, une communication qui me semble
irrésistible et qui se manifeste maintenant à
travers tout le Sud-Vietnam.
Il se faisait des réunions
spontanées, dans la rue. Auprès des petits
commerçants installés sur le trottoir,
l'animation maintenant se crée autour des forces
révolutionnaires.
Il y a un immense soulagement dans
l'ensemble de la population, parce que la guerre est
terminée. Avant tout il y a une immense
volonté de réconciliation, de se retrouver. Au
Sud-Vietnam, chaque famille est touchée par ce
déchirement qui dure depuis tant d'années.
Beaucoup m'ont dit : " J'ai retrouvé mon
frère, j'ai retrouvé ma mère ".
FR : Que devient la troisième
force ?
R. PIC : La troisième force
était en partie exilée, en France notamment,
à cause du comportement de Thieu contre elle. Au
Sud-Vietnam elle était complètement
muselée quand elle n'était pas enfermée
dans les prisons. Elle avait peu de pouvoir d'expression. Or
les exilés vont rentrer, les prisonniers sont
libérés.
Les libertés
démocratiques sont rétablies.
J'ai vu des gens qui m'ont dit : "
Moi, je n'ai jamais milité avec le mouvement
révolutionnaire, mais je n'ai pas pour autant
approuvé le régime de Saigon ". Ces gens
là, aujourd'hui n'ont plus peur.
Il faut rappeler que le
régime de Thieu réprimait férocement
tous ceux qui s'y opposaient. Il faisait régner la
terreur. Aujourd'hui, les discussions s'engagent en toute
liberté ; il se construit un Vietnam vraiment
démocratique.
LA NOUVELLE VIE DANS LES CAMPAGNES
FR : En dehors de Da-Nang as-tu
visité la campagne ?
R. PIC : Oui, j'ai circulé
très librement dans la province de Da-Nang. La
situation me paraissait plus simple qu'à Da-Nang, car
la présence militaire de Thieu y était
insignifiante. Mais dans les campagnes, comme dans les
villes prédominait la satisfaction que la guerre soit
terminée et que l'on puisse parler très
ouvertement de la réconciliation.
FR : As-tu assisté à des
meetings dans les villages ?
R. PIC : J'ai assisté
à un grand meeting à Da-Nang. il y en a dans
les campagnes aussi. Dès 4 heures du matin, j'ai vu
des gens se rendre au stade où le meeting devait
commencer à 7 h.
On attendait
environ 40.000 personnes dans ce stade qui n'est pas
très grand. Il est venu environ 100.000
personnes.
Le président
Nguyen Huu Tho y a pris la parole. Les gens sont
restés debout toute la matinée, il faisait
50° à l'ombre.
C'était vraiment quelque
chose d'improvisé, ce n'était pas
formidablement préparé et orchestré.
Les mots d'ordre jaillissaient un peu dans tous les sens.
Ça avait un peu l'allure d'une kermesse, d'une
fête. Mais ce qui se dégageait nettement de
tout ça, c'est un énorme enthousiasme, une
profonde réaction du peuple manifestant sa
libération.
Il se dégageait un
enthousiasme vraiment spontané. On agitait des petits
drapeaux, des portraits d'Ho Chi Minh : il a un prestige
immense. C'est le grand symbole de la réconciliation
et de l'indépendance. C'est tout de même un
événement fantastique. C'est la
première fois qu'ils sont indépendants, qu'ils
ont retrouvé une véritable nationalité
vietnamienne.
FR : Les journaux occidentaux ont dit
que le GRP avait été surpris par la victoire
si rapide. Qu'en pensent les responsables ?
R. PIC : Ils ont toujours
été sûrs de la victoire finale, pour
certains observateurs cela paraissait de l'utopie.
Après tant d'années les forces
révolutionnaires ont maintenu la même ligne, le
même objectif.
Et puis l'histoire
leur a donné raison sur toute la ligne. Mais
effectivement sur la fin, l'effondrement des forces de
Saigon s'est accéléré. Quand Thieu a
ordonné l'évacuation des hauts plateaux, il a
créé un climat de panique chez ses propres
troupes. Il y a eu de durs combats, de très durs
accrochages, mais en beaucoup d'endroits, le GRP a
avancé dans un vide laissé par les troupes de
Saïgon qui s'enfuyaient à une vitesse
ahurissante. A Hué et Da-Nang, les forces
révolutionnaires sont entrées sans livrer
combat. Le GRP, évidemment, n'était pas pris
au dépourvu mais il a fallu très rapidement
organiser l'administration d'une ville comme Da-Nang par
exemple.
L'ORGANISATION DE LA VIE DANS DA-NANG LIBEREE
FR : La ville était-elle
normalement approvisionnée lorsque tu es
arrivé ?
R. PIC : Contrairement à ce
qu'on pouvait penser, il y avait beaucoup de marchandises
à Da-Nang ; tout fonctionne normalement. Beaucoup de
marchands écoulent leurs stocks petit à petit.
Le GRP laisse faire ; il cherche avant tout à
assainir au niveau des grands trafiquants, qui ont fait du
pillage systématique et organisé. Au niveau du
ravitaillement, le riz se vendait à un prix stable,
on parlait même d'en faire baisser le prix. Des
campagnes, commençaient à arriver des camions
de légumes frais, de choux qui se vendaient
directement sur le petit marché.
FR : Quels sont les problèmes de
l'administration d'ensemble de la ville ?
R. PIC : Avant le
débarquement américain, Da-Nang était
une ville de 50.000 habitants. A cause de la présence
américaine, puis de l'énorme contingent de
Thieu, la ville a pris une ampleur anormale. Autour des
fameuses bases de Da-Nang il s'est créé tout
un trafic, un commerce de consommation, de plaisir, de
jeux... ça a fait venir des gens de
l'extérieur. En plus, les opérations de
ratissage, de défoliation, la politique de terre
brûlée a forcé les populations des
campagnes à s'agglomérer dans les villes.
Da-Nang aujourd'hui compte plus d'un million
d'habitants.
Or il n'y a pas
d'emploi, pas d'industrie pour faire vivre toute cette
population, alors qu'a disparu tout le trafic et le commerce
liés à la présence des troupes de
Thieu.
FR : Y avait-il des milices
constituées ?
R. PIC : Oui, bien sûr. 3
semaines après la libération de Da-Nang, les
forces révolutionnaires doivent être prudentes,
150.000 soldats passés du jour au lendemain en
position de civils pouvaient cacher certains
éléments tentés par des actions de
sabotages, des actions suicides. Ce qui est visible, c'est
la création de milices ouvrières d'usine et
populaires dans les quartiers.
Il y a un ordre
général. Il n'y a ni pillage, ni trafic. Le
ravitaillement est normal. Mais ça ne peut pas durer
longtemps ainsi, c'est à dire importer du riz pour
une population qui ne produit rien. Il faut rétablir
une situation plus normale. Les gens qui sont en ville
depuis moins de 10 ans sont invités à regagner
leur village d'origine. On fournit l'aide nécessaire,
les camions par exemple, il y a bien entendu certaines
exceptions pour ceux qui sont en ville depuis moins
longtemps, mais qui ont une fonction précise, utile,
comme des enseignants par exemple qui font normalement leur
travail.
FR : Tu as discuté avec des gens
qui partaient se rétablir à la campagne ?
R. PIC : Oui, ils étaient
dans une situation anormale à Da-Nang. Beaucoup
vivaient dans des bidonvilles ou des camps. Ils
étaient très contents de retourner dans leur
village. Que vont-ils retrouver ? Peut-être des
rizières à remettre complètement en
état. Peut-être une zone complètement
dévastée par la défoliation les
obligeant à s'installer plus loin. Peut-être
entreprendre les travaux d'irrigation. Peut-être que
leur maison n'existe plus. Mais après ces 30 ans de
guerre, on a envie de reconstruire le pays. Retourner
à la campagne, se remettre au travail, je crois que
ça ne fait peur à personne.

Les forces armées de
Libération victorieuses à Da Nang
FR : Quand le GRP a pris le
contrôle de Da-Nang, ceux qui avaient fait un travail
clandestin ont eu des responsabilités à ce
moment là ?
R. PIC : Bien entendu. Mais la
remise en marche de la ville ne s'appuie pas uniquement sur
les résistants. J'ai assisté à la
remise en route de l'usine de textile, avec 600 ouvriers.
L'ancien directeur s'est enfui. On a nommé comme
nouveau directeur un ancien cadre technique qui
n'était pas un révolutionnaire mais qui aspire
aujourd'hui à connaître la révolution
vietnamienne et à jouer maintenant un rôle
moteur. L'usine est aujourd'hui sous le double
contrôle ; celui d'un comité des ouvriers et
celui des autorités du GRP. Le nouveau directeur a un
rôle technique.
De même les
écoles, après leur nettoyage, le recensement
des élèves et des professeurs, ont toutes
rouvert leurs portes.
FR ; Comment la population
était-elle informée de ce qui se passait ?
R. PIC : La radio fonctionnait
normalement. Ils étaient très bien
informés. Il y avait aussi, tous les jours, dans les
rues, des voitures-radio, des distributions de tracts
annonçant par exemple la venue de Nguyen Huu Tho, la
réouverture des écoles, des usines.
FR : A Da-Nang est-ce que les
cinémas fonctionnaient ?
R. PIC : Oui, bien sûr. Les
premières mesures prises ont fait fermer les
boîtes de nuit et interdire la prostitution. Mais pour
les cinémas on a simplement retiré de la
circulation les films américains.
On projetait
notamment les films du studio " Libération ".
Et puis, quand les
forces révolutionnaires sont entrées dans la
ville, il y a des gens, intoxiqués par la propagande
de Thieu, qui, voulaient s'habiller comme les FAPL ; il a
été indiqué à la population, aux
jeunes filles de porter des vêtements de couleurs, de
couleurs gaies.
FR : Aujourd'hui le Vietnam du Nord est
avancé dans l'édification du socialisme ; le
Sud a été provisoirement coupé par
l'impérialisme. Nguyen Huu Tho, que tu as
rencontré, explique que la réunification se
fera lentement, pas à pas ?
R. PIC : Oui. Je lui ai
demandé si, avec les victoires des forces populaires,
la réunification était toute faite. Certes le
17° parallèle ne coupe plus le Vietnam en 2.
Mais il a nettement expliqué qu'au Sud il fallait
panser les plaies, rétablir une vie normale au Sud.
Un pays qui a été déchiré, une
partie de la population qui a subi une propagande
réactionnaire fantastique demande quelque temps pour
résorber ses plaies et réaliser une
unité totale et profonde.
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