l'Humanité Rouge -hebdomadaire-

n°1203 du 26 avril au 7 mai 1980

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PARLONS-EN !

Le prolétariat une fois de plus enterré ou comment exorciser la Révolution

A propos de l'essai d'André Gorz : Adieux au prolétariat

 

    "Etant donné que le prolétariat n'est pas révolutionnaire, voyons s'il est encore possible qu'il le devienne et pourquoi on a pu croire longtemps qu'il l'était déjà".
 
    Comme on le voit, en 1980, la classe ouvrière continue à faire couler de l'encre. En l'occurrence, ici, celle d'André Gorz, dernier requis parmi les Intellectuels "de gauche" pour exécuter la sentence et détruire enfin le vieux mythe d'une classe ouvrière porteuse de l'avenir.
 
    Dernier en date, mais sûrement pas le dernier. Quant aux aînés dans la carrière, ils sont légion. L'histoire du capitalisme est pleine de ces noms vite oubliés qui se sont fait une gloire éphémère à exorciser la révolution en tirant un parti plus ou moins habile des "vérités nouvelles" que la conjoncture semblait les autoriser à énoncer.
 
    Il n'est que de revenir aux années 60. Cette période qui était celle d'une croissance accélérée du capitalisme nous apporta une floraison d'analyse qui décrivaient la classe ouvrière comme "engluée dans la société industrielle avancée".
 
"Classe ouvrière embourgeoisée" tel était le verdict d'un jugement dont le plus célèbre procureur fut Herbert Marcuse.
Réfutation en trompe-l'œil
 
    Survint, en France, mai 1968. Sale coup pour nos théoriciens. L'entrée en scène massive de la classe ouvrière venait de ruiner toutes les spéculations sur son apathie. La vigueur et l'ampleur de l'affrontement rendaient impraticable l'escamotage de la lutte de classe.
 
    Croyez-vous que nos critiques du prolétariat désarmèrent pour autant ? Pas du tout. Ce furent derechef les étudiants, ingénieurs et techniciens qui furent promus au rang d'avant-garde du mouvement révolutionnaire.
On parla d'eux comme de la "nouvelle classe ouvrière".
 
Mais, - nouvel avatar de la théorie - il s'avéra assez vite que l'engagement anticapitaliste de ces couches restait (on peut le déplorer) limité et en tout cas bien trop timide pour légitimer les qualités d'avant-garde qui leur avaient été attribuées. A l'inverse, c'est une combativité importante des ouvriers - OS et immigrés - qui se manifesta pendant la première moitié des années 70. Ouvriers, ils étaient et sans conteste, engagés dans la lutte anticapitaliste. Qu'à cela ne tienne, il se trouva des gens pour analyser finement toutes les particularités de ces luttes et y trouver des confirmations à leurs thèses. D'après eux, ces luttes portaient témoignage du fait que tout le reste de la classe ouvrière (ceux qui répondaient à d'autres caractéristiques que celles d'immigré, ou d'OS sur chaîne) n'était pas révolutionnaire.
 
    On s'épuiserait à suivre tous les méandres d'une pensée dont la seule constante tient dans le but : nier l'existence de la classe ouvrière comme classe révolutionnaire, seule capable de diriger la lutte pour le socialisme.
 
    II serait simple de rappeler pour mettre un terme à ces bavardages, que depuis 150 ans qu'elle existe dans notre pays, la classe ouvrière n'a au total, jamais cessé de lutter contre ses exploiteurs ; en écrivant plusieurs fois l'histoire avec son sang. Mais, comme chacun sait, la preuve de l'oeuf c'est qu'on le mange. Pour ce qui concerne la classe ouvrière, ni en France, ni en Allemagne, ni en Angleterre, bref dans aucun des pays qui furent les berceaux du socialisme scientifique, elle n'a fait la révolution.
Alors, on est bien obligé de concéder à M. Gorz et aux autres qu'il reste la place pour un débat.
    On est d'autant plus contraint de le faire du fait de la dégénérescence du PCF. Celui-ci qui continue d'influencer notamment à travers la CGT, voire d'organiser, de nombreux militants ouvriers conscients, imprime à l'activité de la classe ouvrière une somme de symptômes "non-révolutionnaires" qui alimentent les constructions théoriques de ces messieurs.
 
    En effet, la classe ouvrière apparaît-elle aujourd'hui sur la scène politique comme une force disposant d'un projet de transformation radicale de la société ? Non. Et cette situation est d'autant plus criante que la société capitaliste est en crise.
 
    La crise et les différenciations supplémentaires qu'elle introduit dans la classe ouvrière, voilà précisément la réalité nouvelle qui se trouve à la base des thèses formulées par Gorz dans son essai intitulé "Adieux au prolétariat". Soulignons au passage que ces thèses - et c'est en cela qu'elles nous intéressent - sont partagées, aux variantes près, par toute une série de publicistes et d'idéologues situés au point d'intersection entre la direction confédérale de la CFDT et l'état-major rocardien. Ils ont pour noms : Touraine, Julliard, Rosanvallon, etc.
 
Revenons à Gorz. Comme vous l'aurez compris, pour cet intellectuel humaniste, il n'est pas douteux que la classe ouvrière a perdu - si tant est qu'elle ait jamais eu - tout caractère révolutionnaire. Pourquoi ? Et au profit de qui ?
 
Pour dire les choses rapidement, disons que Gorz assoit le premier point de sa démonstration sur une réfutation en trompe l'œil des analyses de Marx concernant le rôle historique de la classe ouvrière. Comment procède-t-il ? Selon lui. Marx aurait raisonné en fonction d'un état temporaire (ou : l'analyse de Marx valait pour...) et bien particulier du prolétariat ; lorsque celui-ci était essentiellement composé d'ouvriers qualifiés maîtrisant - par leur savoir-faire, leur métier - le processus de production des richesses. De cette maîtrise (individuelle) de ses membres, le prolétariat aurait tiré la capacité (collective) à maîtriser, et donc à diriger, l'ensemble de la production sociale. Face à une telle classe ouvrière, les capitalistes apparaissaient d'emblée pour ce qu'ils sont, à savoir des parasites superflus.
 
Minorité privilégiée et "néo-prolétariat" sans statut
    La classe ouvrière n'est plus ce qu'elle était. Dans sa masse elle est composée d'ouvriers qui sont devenus de simples auxiliaires des machines. Accomplissant des tâches tellement déqualifiées et parcellaires, ils ont perdu toute compréhension du processus de production. La classe ouvrière entièrement dominée par les impératifs de fonctionnement de l'appareil de production a du même coup perdu tout pouvoir de contestation du capitalisme.
 
Sur ce point, on peut faire rapidement deux remarques :
1) La prétendue réfutation de Marx n'est au mieux qu'un constat de faillite des thèses anarcho-syndicalistes.
2) En effet, Marx n'a jamais fondé son analyse du rôle historique de la classe ouvrière sur le fait qu'elle serait détentrice d'un "savoir-faire" indispensable à la production sociale, mais sa place dans la production.
    Mais, passons aux deuxième point de la thèse exposée dans ces "Adieux au prolétariat". C'est-à-dire, puisque le prolétariat est disqualifié comme force révolutionnaire, "de qui peut venir la possibilité d'un dépassement du capitalisme" ?
    II faut noter ici que Gorz se pose la question d'en finir avec le capitalisme (encore que, le plus souvent, lui et ses acolytes préfèrent parler en termes tout a fait ambigus de "société industrielle"). Formellement, il n'est pas un apôtre de l'extinction de la lutte des classes ou, comme dirait Touraine, un "libéral-libertaire". Il prétend simplement que la lutte de classe a pris des formes nouvelles et que son protagoniste actif en est aujourd'hui un "néo-prolétariat" qu'il appelle encore la "non-classe".
 
    Pour en savoir plus sur cette "non-classe", nous aurons la prudence de citer l'auteur lui-même.
Composée des "chômeurs actuels et virtuels, permanents et temporaires, totaux et partiels", "cette non-classe, à la différence de la classe ouvrière, est produite non pas par le capitalisme... (mais) ...par la crise du capitalisme". Elle est distincte, voire opposée, "à la classe des ouvriers stables syndiqués, protégés par un contrat de travail et une convention collective".
 
    D'ailleurs, "cette classe ouvrière traditionnelle n'est plus qu'une minorité privilégiée". Tandis que, "la majorité de la population appartient à ce néo-prolétariat post industriel des sans-statut et des sans-classe qui occupent des emplois précaires d'auxiliaire, de vacataire, d'ouvrier d'occasion, d'intérimaire, d'employés à temps partiel".
Pour ces "néo-prolétaires", "le travail cesse d'être une activité ou même une occupation principale pour devenir un temps mort en marge de la vie, où l'on se "désoccupe" à gagner quelque argent"
 
    Tels qu'ils sont décrit par Gorz, ces "néo-prolétaires" sont d'ores et déjà libérés de l'aliénation du travail et leur radicalité révolutionnaire tiendrait au fait qu'ils sont "ici et maintenant" entièrement préoccupés par un épanouissement de l'individu à conquérir contre la "puissance universelle des appareils".
 
    Nous n'aurons pas la malveillance de suggérer un rapprochement entre ces théories et les slogans publicitaires de Manpower ou bien encore avec les ardeurs du CNPF à célébrer la primauté de l'individu... Nous ne suggérons pas, mais enfin tout de même !
Où veulent-ils en venir ?
 
    A tant se féliciter de la "décomposition", de "l'éclatement", de la "dissolution", de la classe ouvrière en une "nébuleuse d'individus", M. Gorz se place à l'exact opposé des préoccupations des travailleurs qui cherchent "comment s'unir pour faire face aux attaques conjointes et coordonnées du patronat et du pouvoir ?". Voilà pour la portée immédiate des spéculations théoriques sur la "non-classe". Sa portée stratégique s'inscrit, elle, dans le droit fil du réformisme, de l'aménagement-acceptation du système. Bien sûr, si Gorz entendait ça, il rétorquerait avec une moue méprisante qu'il s'agit là d'une affirmation toute faite "émanant d'un esprit encombré par le dogme et les vieux préjuges du mouvement ouvrier".
 
    Soit, mais puisque nous lui avons laissé l'usage de son droit de réponse, nous pouvons poursuivre.
   1)  Ce qui fonde l'existence du prolétariat c'est sa place dans la production. Producteur collectif des richesses, il en est lui-même dépouillé.
   2)  Cette situation d'exploité il ne peut l'abolir qu'en supprimant sa cause première : à savoir la propriété privée des moyens de production.
   3)  Cette expropriation des capitalistes ne peut s'accomplir qu'en ayant détruit leur Etat qui est le garant (violent) de la souveraineté du capital.
Il est évident que s'il n'y a pas de prolétariat existant dans l'antagonisme avec la classe capitaliste, toutes ces transformations deviennent sans objet. Dès lors, le seul changement possible et raisonnable consiste en une démocratisation de l'Etat existant.
A faire en sorte que le poids dont il écrase la "société civile" soit au maximum allégé (c'est en gros ce que propose Rocard avec ses coopératives, ses mutuelles, sa vie associative et sa décentralisation).
 
    Ayant posé ce point, nous ne sommes pas quitte avec Gorz. Car, c'est justement ici qu'il nous attend, goguenard. "Fort bien, dit-il vous prenez le pouvoir, vous chassez les capitalistes et ensuite vous rééditez l'expérience soviétique. Joli programme !"
    Cette objection, on ne peut l'esquiver avec des pirouettes à la Marchais. Est-ce que le socialisme sauce Brejnev nous convient ? Non. Savons-vous comment nous y prendre pour éviter pareil naufrage de nos objectifs d'émancipation ? Non, on ne peut pas actuellement donner de garanties formelles à ce sujet.
Force est de constater que le socialisme demeure un champ d'expérience. Et d'ailleurs, quelles que soient les expériences positives et négatives accumulées dans ce domaine par d'autres peuples, les problèmes en France (et en Europe) se poseront à bien des égards dans des termes différents (ce qui ne veut pas dire avec plus de simplicité).
Là encore, on doit bien reconnaître avec Gorz qu'il y a matière à débat. C'est si vrai que cette question fait partie des préoccupations actuelles de la classe ouvrière. Simplement, là où Gorz peut se permettre de rêver sur la société et le mode de vie qui lui conviendrait le mieux, la classe ouvrière, elle n'a pas d'autre choix que d'affronter l'avenir en commençant par mettre à bas le système capitaliste parce qu'elle est la classe exploitée pour laquelle, la domination de la bourgeoisie égale le maintien de l'esclavage. Cette différence de position dans la société entre Gorz et les ouvriers (quel que soit leur statut) explique sans doute la différence de point de vue.

Pierre MARCEAU

 

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