L'INVASION DU CAMBODGE
PAR LE VIETNAM : éléments d'histoire et points de repère.

(Catherine QUIMINAL) -Editions Potemkine 1979-

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    Le Dimanche 7 Janvier, Radio-Hanoï annonce la prise de Phnom-Penh par le "FUNSK". Blindés, artillerie, aviation Vietnamiens portaient ignominieusement au pouvoir le gouvernement le plus fantoche que l'histoire ait jamais connu. Créé le 3 Décembre 1978 par les Vietnamiens, d'où pouvait-il tirer sa légitimité sinon de la force des armes Vietnamiennes ?
    La nouvelle n'était pas surprenante sinon pour ceux qui s'accrochaient au passé, se reniant de ne vouloir comprendre. Depuis plus d'un an les Cambodgiens ne cessaient de dénoncer les projets d'invasion des Vietnamiens. Pourtant, la nouvelle est grave. Au mépris du droit des nations, du respect des frontières, de la paix mondiale, ils avaient osé renverser par la force un gouvernement qui ne leur plaisait pas pour mettre le leur. Qui ? Les Vietnamiens !
    Grave, non pas selon la version: "le camp socialiste est déchiré", "voilà les relations qu'entretiennent les pays socialistes !". Il n'y a que les oublieux de l'histoire, ceux qui veulent salir les uns par les autres, qui pensent encore en ces termes pour le besoin de leur cause.
    Non, si trouble il y a, c'est de l'histoire propre de ces deux pays, de leur admirable lutte contre l'impérialisme américain qu'il vient.
    Comment se fait-il que le peuple Vietnamien, que le gouvernement Vietnamien, qui a mené une lutte de libération nationale contre l'impérialisme américain, que ce peuple qui, pour le monde entier a été le symbole de la résistance à l'impérialisme américain, en vienne à agresser son voisin, ancien frère d'armes.
    Comment expliquer ce passage en apparence si rapide d'une politique d'indépendance à une politique expansionniste ?
    Et puis pourquoi cette agression ? Les Vietnamiens envisageaient-ils, comme le soutiennent les Cambodgiens, malgré leurs dénégations, une fédération Indochinoise avec une division des tâches: industrie pour le Vietnam, riz pour le Cambodge, pour le Laos... ?
    S'agit-il d'une nouvelle manoeuvre de l'impérialisme Russe pour encercler la Chine, et tâter le terrain pour connaître les annexions pratiquables ?
    Est-ce encore l'expérience même du Cambodge de compter sur ses propres forces, de refus de se plier à l'une ou l'autre des superpuissances que le Vietnam ne peut supporter à ses frontières ?
    Ces questions ont une histoire: celle de la politique d'édification du "socialisme" au Nord-Vietnam, celle de la politique du Parti du Travail Vietnamien à l'égard de la résistance Cambodgienne, celle de la lutte du peuple Cambodgien.
    Ce sont les 2 derniers points, parce qu'ils nous sont plus immédiatement accessibles, que nous développons ici. Accessibles, parce que nous avons les documents nécessaires, mais aussi peu connus, de l'unilatéralité avec laquelle nous lisions le Vietnam. Hier, il était juste d'en soutenir l'aspect principal: la lutte contre l'impérialisme américain.
    Aujourd'hui, il est important d'en dénoncer l'aspect principal: l'expansionnisme.

 

I) UN ENNEMI, UNE ORGANISATION, 3 PAYS.

    Au début du siècle, l'Indochine est soumise à la domination coloniale française. La partie Asiatique de "l'empire" regroupe les 3 pays: VietNam, Laos et Cambodge. Dans les 3 pays, le colonialisme français rencontre des résistances souvent massives, parfois violentes, toujours présentes: paysans, religieux, intellectuels, ouvriers des ports ou des plantations, des chemins de fer; mouvements populaires écrasés, matés par la police et l'armée française.
    En 1930 est créé le Parti Communiste Indochinois- composé dans son immense majorité de Vietnamiens, dirigé par des Vietnamiens.
    Il se donne pour but de "reconquérir l'indépendance totale de l'Indochine et distribuer la terre aux paysans" (Statuts du PCI). La constitution de ce parti unique pour les 3 pays est plus inspirée par la lutte contre un ennemi commun, l'impérialisme français, que par un projet positif propre aux 3 pays. Distribuer la terre aux paysans est une indication d'un problème identique légué par le colonialisme, la majeure partie de la population est paysanne, sans elle, pas de libération. Mais quant à la spécificité de la question nationale pour chacun des pays, le projet est flou.
    La stratégie de l'ennemi nécessitait d'ailleurs une stratégie commune. Tant qu'il avait un pied dans la région, l'impérialisme français ne perdait pas espoir de la dominer dans son ensemble. C'est ainsi que le général De Gaulle avouait en 1955 les ambitions ratées de la France : "En envoyant en Indochine le haut-commissaire de France et le corps expéditionnaire, en septembre 1945, je donnais à d'Argenlieu et à Leclerc des instructions qui consistaient en ceci: 'prenez pied dans le Sud, c'est-à-dire en Cochinchine et dans le sud-Annam ainsi qu'au Cambodge et au Laos. Ramenez l'ordre et la paix. A partir de là, prenez tous les contacts possibles avec toutes les tendances quelles qu'elles soient qui se partagent le Nord de l'Indochine: Tonkin et Annam du Nord, mais n'y allez pas en forces avant que je vous le prescrive. Or je ne suis pas pressé... que les États-Unis ne se mêlent de ce qui est notre affaire..." Ce qui s'est passé ensuite, c'est évidemment le fait du régime qui m'a succédé" (De Gaulle, discours 1955).
    Cette stratégie impliquait une solidarité toute particulière entre les 3 peuples. Solidarité qui devait avoir pour objectif de réduire l'inégalité de fait du développement du mouvement de libération nationale. C'est l'histoire de cette solidarité compliquée que nous allons suivre dans ce texte.
    Alors que l'impérialisme français impose une histoire commune aux 3 peuples, l'histoire réelle de ces 3 peuples est au contraire l'appropriation de leur différence, de leur identité nationale.
    Comment ces différences sont-elles apparues à travers les luttes mêmes de chacun de ces peuples, comment ont-elles été traitées ?

A) LE VIETNAM. LA LUTTE DE LIBÉRATION NATIONALE.

    C'est justement au Vietnam, où le mouvement de libération nationale est le plus avancé qu'est créé dès 1941 une organisation proprement Vietnamienne : le Viet Minh (ligue pour la libération du Vietnam). 1941, date du début de la lutte armée qui succède aux mouvements ouvriers et paysans des Soviets de Nghé-Anh, aux grèves du port de Saïgon, aux nombreux mouvements revendicatifs des coolies des plantations de caoutchouc, des paysans des rizières, des nationalistes.
    1941, c'est la seconde guerre mondiale, les colonialistes français collaborent dans un premier temps avec les Japonais, ce sont alors les insurrections populaires et en 1945, lorsque les Japonais éliminent pour la remplacer la domination française, il ne faudra attendre que 5 mois, Août 1945, pour que le Viet Minh soit en mesure de donner l'ordre d'insurrection générale et que Ho Chi Minh proclame le 2 Septembre 1945 la République Démocratique du Vietnam.
    En 1946, le gouvernement français reprend sa conquête: bombardements sur le Vietnam. Le peuple Vietnamien s'engage dans la résistance jusqu'à la victoire de Dien Bien Phu (printemps 1954) contre le corps expéditionnaire français. Ce sont enfin les accords de Genève de 1954, la promesse d'élections en 1956 dans le Sud et la séparation de facto du Vietnam en deux. Les américains préparant la relève des français depuis la fin de la seconde guerre mondiale ne font que reprendre les espoirs de De Gaulle: S'implanter au Sud, au Laos et au Cambodge. La guerre continue.

B) LE CAMBODGE. L'INDÉPENDANCE FORMELLE.

    A partir de la seconde guerre mondiale au Cambodge, la situation devient différente de celle du Vietnam.
    Sihanouk, soigneusement élevé par les envoyés du Maréchal Pétain, va réussir pour un temps et malgré les difficultés croissantes, de fait jusqu'en 1970, à "représenter" les aspirations nationalistes de son peuple.
    En effet, en 1945, au moment du coup de force Japonais, il dénonce les traités signés avec la France et proclame l'indépendance du Cambodge. S'il prend comme premier ministre un homme de main des Japonais, il refuse d'engager son pays dans la guerre au côtés de ces derniers. Prudent, il n'entend pas se mettre à dos les forces nationalistes, et surtout permettre aux maquisards de plus en plus nombreux au Cambodge d'unifier toutes ces forces.
    Les révolutionnaires au Cambodge sont principalement alors regroupés au sein du "Front de Libération Khmer" constitué par un Khmer Krom, Sientteng, membre de l'état-major du "Nambo", le front de Libération du Sud Vietnam.
    D'après F. Debré , auteur d'un livre sur le Cambodge: " Dès 1949, des maquis sont installés dans la région de Pailin à l'ouest du pays et à Svay Rieng à l'est, ils sont composés de Khmer Kroms, de Vietnamiens du Cambodge et de quelques ressortissants Chinois gagnés par l'idéologie du NANYANG Communist Party (section d'Outre-Mer du PC Chinois). Le but de ces maquis est de prêter main forte aux Vietnamiens en ouvrant un nouveau front contre les français. Un document révélé en 1948 établit les objectifs des "Issaraks" (libres) Khmers: destruction des voies de communication conduisant au Laos et au Sud-Vietnam, destruction du réseau économique et financier colonial au Cambodge, création d'une grande base révolutionnaire dans l'Ouest de l'Indochine" extrait de "Cambodge, la révolution de la forêt" p 40, F. Debré Flammarion.
    A cette époque, les paysans ne semblent pas massivement engagés dans le combat anti-colonialiste, même s'ils ne sont pas hostiles au mouvement de libération (selon le commandement militaire français, ils auraient versé aux révolutionnaires 150 millions de piastres en 1950, soit la moitié du budget national Cambodgien) mais le roi a promit d'obtenir l'indépendance. Et si de fait le mandat français est quasiment rétabli en 1947, l'indépendance , même formelle du Cambodge sera proclamée en 1953 - un an avant les accords de Genève.
    Sihanouk a réussi à canaliser à son profit et pour un temps la lutte pour l'indépendance. Les forces révolutionnaires resteront pour l'essentiel Vietnamiennes, exception faite des minorités Khmers Islam et Khmers Ioen. Le rôle prédominant des Vietnamiens dans la lutte contre le colonialisme français et Japonais en Indochine, leurs tentatives d'étendre et de diriger la résistance dans les trois pays est indéniable.
    Que ce rôle puisse se transformer en son contraire c'est toujours chose possible, reprocher aux Vietnamiens de l'avoir joué serait une aberration.
    Les Vietnamiens ont mené une lutte sans précédent contre 3 impérialismes: français, Japonais et Américain. Que tous les peuples s'en souviennent.
    De plus, un point de vue d'ensemble pour les 3 pays était nécessaire. La stratégie de l'impérialisme français dans la région l'imposait.
    Après la seconde guerre mondiale, les situations sont différentes, le Parti Communiste Indochinois en a pris acte. Il se dissout en février 1951. La ligue pour l'indépendance du Vietnam (Viet Minh), le front Lao (ISSALA) et le front Khmer (ISSARAK) se constituent respectivement au Vietnam, au Laos et au Cambodge.
    Le IIème congrès du Parti Communiste Indochinois analyse notamment les choses de la manière suivante: "Depuis 1930, dans les conditions de l'Indochine coloniale, les peuples du Vietnam, du Cambodge et du Laos ont lutté côte à côte contre les colonialistes français sous la direction de la classe ouvrière et de son parti politique. Aujourd'hui, avec le développement des mouvements révolutionnaires du Vietnam, du Cambodge et du Laos, les trois peuples ont grandi et se sont constitués en trois États séparés. Leur tâche révolutionnaire reste toujours anti-impérialiste, mais comporte par ailleurs des points différents" (IIème congrès du P.C. Indochinois).
    En Mars 1951, est fondé l'alliance des peuples Vietnamien, Khmer et Lao "composé de représentants des 3 fronts nationaux : front Lien Viet-Front Lao Issala-Front Khmer Issarak, afin d'anéantir les colonialistes français, faire échec aux interventionnistes américains, libérer totalement les 3 pays et s'opposer à toute manoeuvre de division de l'ennemi".
    L'unité était nécessaire, l'unité a prévalu. D'autant que déjà Sihanouk entendait faire taire toute voix révolutionnaire. Mais l'unité était difficile.

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suite pages 9 à 20 è

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