FRONT ROUGE n°156 -15 mai 1975- hebdomadaire
organe central du
Parti Communiste Révolutionnaire (m.l.)
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USINOR : NON AU CHOMAGE !

 

reportage de Pierre Morel
et Serge Livet

 

LE POINT SUR LA LUTTE

      En lutte depuis deux semaines, les aciéristes ont été rejoint le lundi 5 mai, par les travailleurs des autres secteurs à la suite de l'intervention des CRS. Aujourd'hui c'est l'ensemble des ouvriers d'Usinor qui se bat pour :
      - Non au chômage
      - Paiement à 100% des jours chômés
      - Planification de la production
      - 250 F. uniformes pour tous.
      En luttant principalement contre le chômage partiel, les travailleurs d'Usinor refusent de faire les frais de la crise de la sidérurgie. Ils refusent la politique d'Usinor : faire chômer certaines équipes (5 jours en mai) pendant que d'autres sont surchargés de travail ; 24 coulées au lieu de 16 en moyenne auparavant. En luttant pour une planification de la production, ils remettent en cause l'organisation capitaliste du travail car " planifier la production " cela veut dire supprimer le chômage, diminuer les cadences, répartir équitablement le travail entre tous.
      Face à la détermination des grévistes qui n'avaient pas hésité à bloquer les mélangeurs, qui aujourd'hui occupent les grands bureaux et maintiennent les piquets de grève, la direction, après avoir mis à pied pour quinze jours quatre aciéristes dont trois délégués, décidait aujourd'hui de poursuivre devant les tribunaux 17 travailleurs. Aussi, est-il plus que jamais nécessaire d'élargir le soutien, de populariser et de renforcer la lutte.
      Déjà, partout où nous sommes allés, que ce soit sur le marché, dans les blocs, les cafés de Grande Synthe, nous avons pu constater la solidarité qui entoure la lutte des travailleurs d'Usinor. Contrairement aux affirmations des directions syndicales qui expliquent la relativement faible participation aux piquets de grève, par un prétendu désintérêt des travailleurs pour la lutte, les nombreux ouvriers que nous avons interviewé nous ont tous témoigné leur accord avec la lutte.
      Ce que les directions syndicales " oublient " c'est que la manière dont ils ont mené la grève de l'an passé, au HF.4, pour la sécurité a entamé sérieusement la confiance des travailleurs dans la capacité de leurs dirigeants syndicaux à défendre leurs véritables revendications. Nombreux sont ceux qui n'ont pas accepté de monnayer leur vie pour des primes comme l'avaient négocié les syndicats. Ce manque de confiance explique pourquoi certains travailleurs, tout en soutenant la grève, n'y prennent pas toute leur part. D'autre part, la mobilisation des travailleurs qui en grand nombre habitent à plusieurs dizaines de kilomètres de Dunkerque n'est absolument pas prise en mains par les dirigeants syndicaux. Quant aux initiatives des travailleurs : popularisation sur les marchés, collectes, mobilisation des femmes... elles sont systématiquement freinées par les syndicats bien qu'elles rencontrent le soutien des travailleurs. Aussi la question du renforcement de la lutte, qui ne pourra se résoudre qu'en menant la lutte à l'intérieur des syndicats contre la ligne révisionniste et réformiste, est celle que de nombreux travailleurs se posent.
   RENFORCER LA LUTTE
      l consolider les piquets de grève en y associant le maximum de travailleurs. Pour cela il faut se donner les moyens d'une réelle animation. Les discussions engagées lors du pique-nique de l'Ascension (voir article) montrent combien il serait possible à l'aide de films, de diapos, de chants... de poursuivre ces débats politiques.
      l associer à la lutte le plus grand nombre de travailleurs en mobilisant tous ceux que l'éloignement empêche de venir chaque jour, notamment par des réunions dans les villages où ils habitent.
      l populariser le plus largement possible la lutte sur les marchés sur les quartiers, auprès des autres usines... Organiser des collectes, trouver des formes de lutte pour repousser les échéances des traites et des loyers...
      l appeler les travailleurs des autres usines de la sidérurgie à rejoindre leur lutte sur leurs propres revendications.

Lundi 12 mai 75


5000 chômeurs dans la région de Dunkerque

      Usinor, le port, les chantiers navals..... depuis des années, Dunkerque était un pôle d'attraction pour tous ceux qui cherchaient un emploi. Aujourd'hui, avec 5000 chômeurs, dont 60% de femmes : (un des pourcentages les plus élevés en France) la région dunkerquoise est loin d'être épargnée par le chômage.
      Les fermetures d'usines se multiplient : Isorel, Tissages de Comines, Réveillon, Moulins de Bourbourg... marne les dockers sont touchés avec 600 emplois supprimés en quelques années. Le tableau des licenciements collectifs est éloquent :
      - 121 licenciements à l'usine textile de Watten
      - 52 à la Somafer
      - 53 à la N.B.R.N.
      - 52 à Flandre voiles... et cela uniquement pour les licenciements collectifs de plus de 50 salariés.
     Le chômage partiel touche de plus en plus d'établissements : le textile, notamment où la plupart des entreprises tourne autour de 32 h le bâtiment, la chimie avec Lesieur, la SFBP,... et bien sûr Usinor pour la sidérurgie.
      De nombreuses entreprises d'intérim ferment leurs portes, comme la Sopresi où le patron, après avoir mis la clé sous la porte, est parti sans payer ses employés : seule l'occupation des locaux de l'agence a permis aux intérimaires de percevoir leur dû.
      Aussi tous les travailleurs de Dunkerque ont-ils les yeux tournés vers la lutte des travailleurs d'Usinor, la première lutte d'ampleur contre le chômage partiel ; les nombreux débrayages de soutien en témoignent.


Ce qu'en pensent les travailleurs...


Les femmes des grévistes ne sont pas restées en dehors de la lutte,elles apportent un soutien actif à leur mari…

      Jeudi 8 mai, un jour férié... ils sont rares à Usinor : avec les feux continus, il n'y a plus de Noël ou de Pâques et rarement plus d'un dimanche par mois. Aussi, " pour marquer le coup ", de nombreux travailleurs avaient tenu à profiter de ce " congé " pour venir pique niquer en famille sur les pelouses entre les grands bureaux et le piquet de grève. L'initiative en revenait à un groupe de femmes de grévistes qui avait ainsi tenu à manifester leur soutien à la lutte de leur mari.
      " C'est Usinor qui nous fait vivre nous aussi ; quand il nous enlèvent 300 F. sur la paye, on est les premières à s'en apercevoir. Et puis Usinor nous exploite tout autant que nos maris, pas directement mais c'est bien à cause d'Usinor, à cause des feux continus qu'on ne peut pas travailler... Remarque que même si on pouvait, je vois pas où on irait travailler, il n'y a pas d'emploi pour les femmes dans la région… "
      La trentaine, deux enfants, Maryse participe pleinement à la lutte ; le lendemain nous la verrons au piquet de grève. Dans les discussions qui s'engagent, souvent à bâtons rompus, tous les sujets sont abordés : la lutte bien sûr, mais aussi le rôle des syndicats, la crise, l'union de la gauche, le rôle de la maîtrise, le Vietnam...
                  LE ROLE DE LA MAITRISE
      " La maîtrise, ils s'assimilent avec la direction... ils ont l'illusion qu'ils ont quelque chose de plus que nous. Au niveau de la production on pourrait très bien s'en passer. Seulement pour certains gars c'est un peu la carotte, la promotion, c'est pas pour rien que ça existe... Ce qui est terrible c'est qu'on trouve du point de vue bourgeois chez certains ouvriers, alors ça c'est la mort du petit cheval. Et c'est la maîtrise qui est là pour faire germer ça... Le patron s'il crée tous ces postes de cheffaillons, c'est pas uniquement pour leur faire brasser de l'air... "
                  LA CRISE
      " Avec le chômage, on essaye de tenir les gars : " C'est peut-être pas le moment de faire grève "... Ici cela n'a pas marché, faut dire que les CRS, ça a été une grosse boulette. Aucun gars ne peut admettre de travailler avec un CRS dans le dos, on n'a jamais vu ça. Mais de toutes façons on n'a pas à regarder à la conjoncture quand on fait grève. Dellaleau (Le 72° ouvrier à avoir payé de sa vie les records de productivité d'Usinor-NDLR), lui il a pas choisi quand il est mort, cette année c'est pareil. "
      " De toutes façons c'est jamais le moment pour faire grève, on n'a jamais d'argent " intervient avec ironie sa femme. "Usinor ça n'a jamais tourné comme il faut, c'est un truc gigantesque que les patrons n'arriveront jamais à contrôler... Il n'y a qu'à voir, on a notre grève tous les ans. Et puis vois le HF4, le plus grand, le plus moderne... il ne tourne même plus... La crise, c'est qu'ils ne sont plus capable de rien diriger, de nous faire avaler le baratin habituel... ça ne prend plus, l'ouvrier il devient de plus en plus conscient, les bras sans tête, c'est fini… "
      " On a fait l'année de la femme pour la bourgeoisie... il faut distraire l'opinion, amuser les gens...
                  L'UNION DE LA GAUCHE
      Lorsqu'il s'agit du Programme commun, de Mitterrand, la discussion se fait plus calme, plus réfléchie, c'est que même si les interventions ne sont pas toujours claires, même si un certain nombre d'illusions restent, notamment sur la possibilité de mener la lutte au sein du P"C"F, les travailleurs se posent des questions. C'est un militant C.G.T. délégué au CHS qui intervient le premier :
      " Si on était passé avec Mitterrand, on aurait peut-être vu de nouvelles têtes, remarque Mitterrand, Mollet et Cie, c'est pas tout neuf non plus... Mais ça aurait sûrement calmé les esprits, on aurait eu un peu de " paix sociale ", comme ils disent... On aurait eu l'illusion que la société aurait changé mais dans les bases propres, le niveau de vie tout ça... ce serait resté pareil. Ce qu'il faudrait c'est que ce soient les ouvriers qui prennent le pouvoir, le peuple, comme au... Portugal... (hésitation) Non, au Portugal c'est les socialos... au Vietnam. Au Vietnam, c'est le peuple qui a le pouvoir. Tu a vu les américains, la plus grande armée du monde, avec les B52 et tout leur arsenal, comment qu'ils ont plié bagages... "
      " Non, les élections c'est pas le bon moyen... Le bon moyen ce serait une révolution, pas comme 68, en pire... le système il va à sa destruction, faudra bien lui donner un coup de pouce ".
                  LES SYNDICATS
      " La grève de l'an passé, elle nous est quand même restée un peu en travers de la gorge.. Il y en a beaucoup qui pensent qu'on s'est fait avoir par les syndicats... Sur la sécurité c'est pas des primes qu'on voulait... On nous disait que la machine n'existait pas ; la meilleure preuve qu'elle existe c'est qu'ils sont en train de l'essayer au HF3... Dans ce sens on n'aura pas fait grève pour rien mais on ne monnaye pas sur la sécurité. "
      " Ici, tu vois, on est à peu près tous syndiqué, c'est le seul moyen qu'on a de se défendre, mais c'est pas pour ça qu'on dit " amen " à tout ce que disent Séguy et Maire... "
      " Dans beaucoup de luttes les syndicats ils sont dépassés... Ici, ils n'étaient pas très chauds non plus. Pourtant ça fait longtemps qu'ils étaient au courant pour le chômage : ils auraient dû préparer les gars. "
      " En ce moment rien n'est fait pour animer la lutte, heureusement que les femmes, elles ont eu de l'initiative. Mars dans les meetings, par exemple il y a des gars qui voudraient parler... il va quand même pas sauter sur la tribune. Et puis la popularisation c'est pas ça non plus... " Son regard se tourne vers les parterres de tulipes, face aux bureaux. Depuis hier, l'idée d'aller vendre des tulipes de soutien fait son chemin.
      La conclusion, c'est un aciériste qui la formulera : " Avec les feux continus on n'a jamais le temps de discuter, d'échanger nos idées... la grève, c'est la seule occasion qu'on a de discuter ". 


 

LE TRUST USINOR

      " Le boom qui vient de s'achever a permis aux sidérurgistes à la fois de remplir leurs caisses, de réduire leur endettement et d'achever l'essentiel de leurs investissements ", pouvait-on lire dans Expansion de janvier 75... Dans cette course aux profits, Usinor, chef de file des sidérurgistes français, n'est pas resté les bras croisés. Qu'on en Juge :
      - Bénéfices nets en 1974 : 163 millions de F.
      - Chiffre d'affaires : 5,4 milliards de F. (soit une augmentation de 51% entre 1973 et 1974)

      Ces résultats, c'est à une exploitation forcenée qu'il les doit : en 1950 il fallait 29 heures pour couler une tonne d'acier, 11 en 1971, 8 en 1974. 73 travailleurs ont payé de leur vie ces " records de productivité " ; le taux, de fréquence des accidents qui était de 3,8% en 1971 est aujourd'hui de 5,2%. Quant aux sa/aires, ils sont loin d'avoir suivi les profits puisque la masse salariale qui représentait 22,3% du chiffre d'affaires en 1972 n'en représente plus que 16,3% en 1974.

      Aujourd'hui cette expansion tant vantée est remise en cause : la crise de la sidérurgie n'épargne pas Usinor. Le Haut-Fourneau N° 4, le plus grand de France, éteint à la suite d'un incident n'est pas remis en marche, les commandes de février sont en baisse de 40% sur 1974... alors que le prix des matières premières, lui, ne cessait d'augmenter... En novembre 74, la Mauritanie nationalisait la Miferma qui fournissait 20% du minerai consommé par Usinor.

      ... Les tôles minces destinées à l'automobile et à l'électro-ménager sont les plus touchées ainsi que les " ronds à béton " qui alimentent le bâtiment. Or la production d'Usinor était orientée à 80% vers ces produits fins destinés à la production de biens de consommation. Aussi aujourd'hui essaie-t-il de se reconvertir, de développer la production de tôles fortes destinées au secteur des biens d'Equipement (Centrales Nucléaires, plates-formes de forages pétroliers...) " Au Quarto, ça tourne au maximum... ", nous disait un aciériste. Seulement ce redéploiement se heurte à la rigidité de l'appareil de production. " Nous ne pouvons faire ni plus ni moins large, ni plus ni moins épais ", disent les patrons de la sidérurgie. Aussi Usinor entendait-il faire reposer sur les travailleurs ses difficultés actuelles et c'est le recours massif au chômage technique, l'arrêt de l'embauche, les mutations... Autant de mesures contre lesquelles les travailleurs luttent aujourd'hui.

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