manifeste pour le socialisme
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Troisième partie

DEMAIN
LE SOCIALISME

..... Construire le socialisme dans notre pays, cette aspiration de millions d'hommes ne peut être menée à bien si l'on ne réfléchit pas dès aujourd'hui aux contours d'une France socialiste.
..... Sans doute, les développements à l'échelle nationale et internationale de la crise du capitalisme, les bouleversements opérés par la révolution, le degré de résistance et les formes d'affrontement que développent les exploiteurs avant, pendant et au lendemain même de la révolution ne sont pas donnés d'avance et il serait bien imprudent de vouloir les décrire dans le détail, mais les travailleurs de notre pays ne s'engageront dans la voie du socialisme et ne feront la révolution que s'ils se savent totalement impliqués dans une prodigieuse aventure, dont le chemin leur est devenu familier, non qu'ils l'aient déjà suivi, mais parce qu'ils l'auront balisé de leurs exigences, de leurs besoins, mais tout autant de leur perspective créatrice et de leurs rêves conscients, réprimés à chaque heure et depuis des siècles par le capitalisme aujourd'hui en faillite et condamné. Voilà l'heure où prennent la parole ceux que l'on a réduits au silence, voilà le moment où se mettent à espérer et à dire ceux qu'une minorité d'exploiteurs contient dans l'inquiétude des lendemains incertains.
..... De cette immense fatigue, de cet abrutissement quotidien, de ce sang et de ces peines qui alimentent le profit et qui s'accumulent depuis des générations, il est temps que surgisse cette implacable résolution d'en finir avec le vieux monde sinistre d'exploitation et de misère; il est temps que surgisse cette claire résolution d'aller jusqu'au bout de l'anéantissement de ce vieux monde, à travers la seule société qui puisse en effacer pas à pas toutes les traces: la société socialiste.
..... Une telle société, nul ne la façonnera à la place de ceux qu'exploite, mutile et fait taire le capital, personne ne la fera à leur place; aussi, ne peuvent-ils s'en remettre à personne. C'est bien à cela que se reconnaît le socialisme.
..... Est-il pourtant galvaudé ce nom ! Depuis que, des bagnes capitalistes, des foules d'ouvriers en colère, des grèves et des manifestations, s'est rassemblé le flot de la révolte ouvrière, ils n'ont pas manqué les bons apôtres pour le dévoyer et préserver l'ordre existant. A les en croire un peu de patience et ça y était, sans s'en rendre compte, comme cela gentiment, on allait passer au socialisme. De bonnes élections, une confiance aveugle dans leur habileté, leur savoir-faire et la société capitaliste, poliment, allait céder la place au socialisme. Depuis un siècle, ils essaient, ils tiennent chauds, de génération en génération, les bancs du parlement, ils ont de grands frissons chaque fois que leurs affaires marchent bien et qu'ils sont plus nombreux.
..... Aujourd'hui, ils frétillent. A coup sûr, l'année qui vient est la bonne. Depuis un siècle. Mais ce n'est pas de ce socialisme-là que nous parlons. 

LE SYSTEME POLITIQUE
DE LA DICTATURE
DU PROLÉTARIAT

Chapitre 1

 

LES STRUCTURES DE BASE

..... La révolution socialiste, qui a détruit la vieille machine d'État, est immédiatement en face d'un immense problème: comment organiser la société, comment assurer son fonctionnement sans reconduire par la force des choses, c'est-à-dire des habitudes, l'ancien ordre établi ? A ce moment, rien n'est vraiment joué, et il faut aller vite, très vite en besogne, si l'on ne veut pas que la révolution se limite à une revanche sur les exploiteurs, à une simple négation de l'ordre ancien, dont la dimension positive ne parvient pas à s'affirmer dans la définition d'une société cohérente et nouvelle. C'est aussi le moment où l'énergie et l'enthousiasme des masses, complètement libérés dans l'accomplissement impétueux de la révolution, se mesurent aux difficultés concrètes, où tout ce que l'on croyait aboli, balayé, manifeste sa persistance, c'est le moment où l'idéal socialiste doit frayer son chemin dans l'héritage pesant de la vieille société. Alors la révolution a besoin d'un second souffle, après le choc formidable qui vient de briser l'ancien édifice, sans faire disparaître tous les morceaux qui la composaient. Moment vital où le socialisme se joue dans la possibilité de tendre toutes les énergies dans ce gigantesque effort de définition d'un ordre nouveau. Or, justement, il ne peut y avoir de socialisme véritable sans participation complète des masses à l'exercice du pouvoir, car il ne peut y avoir de bouleversement définitif de l'ancien ordre des choses, sans que chacun y mette du sien. Toute énergie non mobilisée est un facteur de conservatisme et de régression, comme toute défection à l'heure de l'insurrection est un facteur de défaite.

..... C'est pourquoi le socialisme authentique ne peut pas être une construction par le haut, il ne peut résulter non plus d'un simple consensus de la majorité à une politique satisfaisant ses intérêts objectifs, mais élaborée, dictée, impulsée par une minorité, si représentative soit-elle en ses débuts. Que les fonctions d'État soient remplies par tous les travailleurs, telle est bien l'immédiate nécessité. Y parvenir ou non qualifie la société issue de la révolution.

..... C'est pourquoi le rôle des structures politiques de base dans cette société est déterminant. L'organisation des travailleurs sur les lieux de production comme dans les quartiers ne vise plus la défense des intérêts particuliers contre la domination envahissante d'un pouvoir qui leur est étranger et dont les choix s'opposent à ces intérêts; elle exprime ses intérêts particuliers dans l'exercice même du pouvoir, elle les rapporte au processus d'évolution de la société tout entière, auquel ils sont subordonnés. L'organisation des masses qui, du temps de la domination bourgeoise, a une fonction de résistance, au moment de la révolution, un rôle offensif et destructeur, se confond, sous le socialisme avec le pouvoir lui-même. Ce renversement dans la fonction et les tâches est la condition du socialisme. Le danger, auquel tout prépare, est alors que ces organisations continuent à se comporter sous le socialisme comme avant, qu'elles n'aient en vue que l'horizon borné du particularisme, auquel les contraint la dictature de la bourgeoisie. Non que le socialisme serait la négation de ces intérêts particuliers, mais parce qu'il ne s'agit pas d'ôter aux masses quelques parcelles de leurs droits, tout au contraire, ce dont il s'agit, c'est qu'elles s'approprient tout le pouvoir. Ce que la bourgeoisie fait accomplir par des millions de fonctionnaires, ce qu'elle confie à une multitude de corps spécialisés, ce qu'elle entoure du secret, ce qu'elle rend inaccessible aux masses, en réduisant les travailleurs à leur seule fonction productive, la révolution le leur livre. Un tel bouleversement n'est pas sans contrainte. Comme au sortir d'un long tunnel, la lumière aveuglante du jour surgit tout à coup, et devant cet éblouissement, la tentation est grande de retourner en arrière. C'est que la bourgeoisie n'a pas seulement ôté aux masses toute possibilité d'exercer le pouvoir, elle a ôté tout moyen, toute capacité à le faire, elle a entretenu dans l'esprit des travailleurs la justification de leur subordination, le doute sur leur aptitude à devenir un jour les maîtres. Pour mieux faire admettre sa domination, elle les a convaincus d'ignorance. A présent, il faut tout apprendre, il faut diriger en tout.

..... Si les masses ne se lancent pas avec un enthousiasme redoublé, dès le lendemain de la révolution, à la conquête de leur pouvoir , alors le socialisme est compromis, tout ce pouvoir est en vérité à conquérir, une fois que la bourgeoisie en a été dépossédée. Si d'un seul coup, les travailleurs ne peuvent rattraper tout le retard dans le domaine du savoir que la bourgeoisie leur a fait accumuler, s'ils doivent longtemps encore composer avec les experts avec lesquels la bourgeoisie a assis sa dictature, il leur revient d'entreprendre immédiatement de diriger, de soumettre ces experts à leurs propres décisions, à leurs choix de classe, car il n'y a aucune nécessité objective qui soit au dessus de ces choix. Et parmi ces décisions, celle qui consiste à acquérir les moyens de s'en passer le plus vite possible n'est pas la moins importante. Aussi si le socialisme est ce pouvoir qui se construit en bas, l'organisation des masses à la base de la société a entre ses mains tous les choix qui concernent la société tout entière. Il ne peut être question, par souci d'efficacité, pour aller plus vite en besogne, de précipiter ces choix, de les faire se prononcer ailleurs, de se limiter à les faire approuver. La particularité du socialisme, sa différence qualitative avec les systèmes politiques des sociétés qui l'ont précédé, c'est qu'il implique non pas la sanction après coup de la politique choisie, mais la définition même de cette politique par les masses. Les plus libres des démocraties bourgeoises, qui toutes prennent la peine de mentionner hypocritement dans leurs constitutions, que le peuple est souverain ne vont pas au-delà de tester de loin en loin le consensus qui s'établit autour de la politique de la classe dominante, toutes sont fondées sur cette captation à la source du pouvoir. Aussi formuler, proposer, faire la politique, telle est la tâche sous le socialisme des masses organisées à cet effet. Cette appropriation de la politique par les masses, cette prise en charge des affaires de tout le monde par tout le monde a deux conditions :
...l La première, c'est que nul corps étranger n'y fasse obstacle, c'est la destruction de la vieille machine d'État. Tant qu'elle existe il n'y a aucune possibilité pour que les masses, dans quelque domaine que ce soit, prennent en mains la gestion de leurs propres affaires. Toutes les articulations de cette machine sont solidaires, et quand l'une d'entre elles est menacée, c'est l'ensemble de l'appareil qui se porte à son secours. On ne peut nourrir là-dessus la moindre illusion.
...l La deuxième condition, c'est que le pouvoir d'État qui le remplace soit effectivement entre les mains de la classe ouvrière et du peuple travailleur et que toute tentative de voir s'établir, au-dessus des masses, un appareil d'État qui leur soit distinct soit contrée dès l'origine. Cette condition implique le contrôle absolu des masses sur tous les rouages de l'organisation de la société. Mais dira-t-on, ce ne sont là que principes. Comment l'administration d'un pays aussi vaste et moderne que la France, pourrait-elle être effectivement assurée par un ensemble plus ou moins discordant de comités, de conseils ou de communes, composés pour l'essentiel de gens ignorants et intéressés au premier chef par leurs problèmes particuliers ? D'une telle anarchie ne pourrait résulter qu'une appropriation rapide du pouvoir par le groupe le mieux organisé qui aurait vite fait d'instaurer sa dictature ? Cette objection est courante, mais si elle fait un sort à l'hypothèse qu'elle envisage: l'anarchie, qui précisément, pour ces raisons n'a jamais pu constituer un régime durable, elle ne concerne pas le socialisme que nous proposons et qui en est tout à fait éloigné. Pour trois raisons :

...- La première, c'est que le dépérissement de l'État qu'engage le socialisme n'a pas pour effet de substituer à l'organisation d'ensemble d'une société la coexistence de communautés tournées vers elles-mêmes et contradictoires, mais la prise en charge au sein de chacune de ces communautés des tâches d'ensemble de la société. Cela a pour conséquence que les travailleurs qui ont construit leur unité de classe dans les luttes pré-révolutionnaires, mais surtout dans l'accomplissement de la révolution font de cette unité de classe le levier de leur action dans l'édification du socialisme. N'en sont-ils pas capables ? Telle est bien la question à laquelle les réactionnaires ont vite fait de répondre. Ce n'est que pour avoir surmonté ses divisions, dépassé l'intérêt particulier des couches qui la composent, incarné la dimension historique que la classe ouvrière a pu l'emporter sur la bourgeoisie; renforcer cette capacité qui lui est propre au lendemain de la révolution n'est que le prolongement logique de sa lutte.

..... De plus, la classe ouvrière dans notre pays a acquis par sa propre expérience, l'enseignement que seule son unité fait sa force, et non en quelques années, mais durant plus d'un siècle de lutte contre la bourgeoisie. Cette donnée est loin d'être négligeable et pèsera fortement dans la construction du socialisme. Le vieillissement d'une société capitaliste fait sans doute de sa bourgeoisie une des plus habiles, des plus rouées et des plus dangereuses, mais il apprend beaucoup également à la classe ouvrière, qui, même si ce réflexe conscient sert aujourd'hui encore ceux qui veulent la maintenir dans le système capitaliste, répugne au morcellement et aux divisions.

..... La compréhension du caractère d'ensemble des enjeux, le sens aigu des rapports de force correspondent dans la conscience ouvrière à l'extrême centralisation de l'État bourgeois, à la solidarité implacable de la classe bourgeoise dans tout conflit qui l'oppose à la classe ouvrière. De ce point de vue, la construction du socialisme en France peut difficilement être envisagée par rapprochement avec d'autres moments de l'histoire.

...- La seconde, c'est que l'édification socialiste dans notre pays, ne pourra s'effectuer qu'au terme d'un vaste apprentissage de la lutte politique qui, certes a commencé il y a bien longtemps, mais qui aura permis dans ses derniers développements à la classe ouvrière de vaincre le révisionnisme. De cet affrontement avec le PCF, elle aura retenu qu'elle ne peut déléguer son rôle dirigeant, qu'elle doit constamment rester vigilante et examiner de près les orientations et les choix qui lui sont proposés ici ou là. Cet acquis politique sera essentiel, et il se double de l'expérience négative, mais enrichissante que les travailleurs ont indirectement faite de la restauration du capitalisme en URSS.

...- La troisième, c'est que la classe ouvrière disposera d'un instrument pour exercer son rôle dirigeant. Cet instrument, forgé dans la lutte contre la domination bourgeoise et le révisionnisme, c'est le parti de type nouveau. Quelle est la fonction d'un tel parti ? Elle est avant tout d'unir la pratique concrète de direction de la société par la classe ouvrière à la théorie révolutionnaire qui en éclaire le chemin. La nécessité d'un tel parti pendant le socialisme se fonde sur le fait qu'en s'emparant du pouvoir, la classe ouvrière n'a pas liquidé du même coup tous les vestiges de la société bourgeoise. Elle se débat au milieu de vastes problèmes, qui remettent constamment en cause sa capacité à diriger. Toutes les classes et couches qui ont été provisoirement vaincues songent à la revanche, profitent des difficultés, en créent constamment de nouvelles.

..... Bien plus, le point de vue bourgeois, inculqué pendant des siècles d'exploitation, n'a pas disparu au sein du prolétariat. Aussi l'exercice du pouvoir par la classe ouvrière tout entière, s'effectue à travers une lutte d'idées permanente. Que dans cette lutte, pour l'emporter, les idées révolutionnaires soient renforcées par leur confrontation avec l'expérience accumulée du prolétariat international, est indispensable. Il faut bien qu'existe un contrepoids suffisant à l'influence diffuse des conceptions bourgeoises; sans cela, dans un combat inégal, l'expérience socialiste connaîtrait le même sort que la Commune de Paris, elle périrait des effets conjugués de l'assaut des forces bourgeoises et des erreurs de la lutte. Ce rôle d'éclairage, cette re-situation du moment présent dans le chemin à parcourir, ôtent-ils à la classe ouvrière la plénitude de son rôle dirigeant ? Si c'est un risque, ce n'est en aucun cas une certitude et quel est ce risque, comment le conjurer ? D'abord, mais ce n'est pas suffisant, le parti de type nouveau est non pas extérieur à la classe, mais en forme une partie, sa partie la plus décidée, la plus consciente, formée dans les combats révolutionnaires des éléments ouvriers qui ont entraîné la masse dans la bataille. Il se peut cependant, que dans la société nouvelle, dans la redéfinition globale du pouvoir, la différence qu'il y a nécessairement entre l'avant-garde de la classe d'une part et la masse d'autre part soit le point de départ à la redéfinition d'un nouveau partage entre dirigés et dirigeants, que de la sorte toute l'impulsion du développement de la société nouvelle se concentre dans les mains de cette frange avancée et que la masse soit réduite à la passivité ou à la simple manifestation de son consensus. Toutefois, si ce danger est réel, il est largement diminué par les conditions mêmes dans lesquelles s'effectue dans notre pays le processus d'apparition du parti de type nouveau. Ce que l'ensemble de la classe a fait comme apprentissage politique, le parti l'a fait aussi, et cette expérience, cet acquis, conditionnent son propre développement. De plus la vigilance acquise par la classe imposera au parti de ne pas confondre son rôle avec celui de la classe tout entière. Bien sûr, seule la lutte incessante qui marquera le socialisme permettra d'écarter ce danger mais une lutte de même nature se déroulera au sein même du parti contre les éléments bourgeois qui s'y glisseront, contre la ligne révisionniste qu'ils tenteront d'y imposer, et à l'expérience propre du prolétariat de notre pays s'ajoute toute l'expérience du prolétariat international sur ce point précis des tentatives de restauration. C'est en cela aussi que le rôle du parti est irremplaçable durant toute la phase socialiste. Une classe ouvrière consciente de ses intérêts d'ensemble, aguerrie dans la lutte contre le révisionnisme, éclairée dans sa marche par un parti communiste de type nouveau, voilà le démenti qui peut être fermement opposé aux prophètes de malheur. Non, le socialisme ne mène ni à l'anarchie, ni à la dictature sur les masses, il voit bien au contraire s'y épanouir leur pouvoir.

Chapitre 2

LA DÉMOCRATIE SOCIALISTE

..... L'union en un tout organisé, de toutes les communautés politiques du pays, de l'entreprise, du quartier, de la ville ou du village implique qu'il y ait à la fois démocratie directe et centralisation.
..... D'une part chacune de ces communautés, rassemblant les travailleurs, administre ses propres affaires, sans l'intrusion d'un corps d'État étranger. Mais, d'autre part, elle est partie prenante des droits politiques du pays, qui ne procèdent que de la volonté de l'ensemble de ces communautés. Aussi est-elle amenée à déléguer ses représentants dans des assemblées représentatives, où ceux-ci viennent rapporter les décisions prises et se prononcer, en fonction des mandats reçus, sur les choix qui sont à effectuer à ce niveau. Tout débat politique de caractère national a préalablement lieu dans les structures de base et les décisions, qui engagent l'ensemble du pays, exigent en général ce débat préalable. Pour que ce principe ne reste pas formel, il est nécessaire que soient remplies deux conditions :
...-que les travailleurs aient les moyens de juger, qu'ils disposent de toute l'information souhaitable.
...-qu'ils en aient le temps: c'est-à-dire qu'ils soient à la fois suffisamment mobilisés pour y consacrer ce temps et que les conditions de travail et les horaires soient conçus à cet effet.
..... Pour disposer des éléments d'information nécessaires, les travailleurs ne peuvent se limiter aux seules informations provenant des organismes centraux. Aussi toute structure de base du pouvoir socialiste doit pouvoir déléguer certains de ses membres à des tâches d'enquête, et se prononcer plus complètement sur la foi de leur rapport. Rien ne doit rester inaccessible aux travailleurs, toute source d'information doit leur être ouverte, depuis les comptes de l'entreprise jusqu'aux archives des ministères. Le développement et l'appropriation par les structures de base des moyens d'information modernes {télévision, cinéma, radio, presse) peuvent permettre la circulation rapide de l'information. A côté de ces moyens matériels, le temps en dehors du travail -et dans certains cas à la place du travail productif- doit être aménagé de telle sorte que ces possibilités de forger son propre point de vue ne deviennent le privilège d'une minorité. La démocratie prolétarienne coûte du temps, mais son rôle d'animation de la vie socialiste est irremplaçable, aussi doit-il s'harmoniser avec les objectifs de la production.
..... La démocratie la plus large qui s'établit alors ne consiste pas seulement dans la possibilité de chacun, au sein de la classe ouvrière et du peuple travailleur, de donner son point de vue. Cette possibilité là serait surtout en vérité la possibilité ou la nécessité pour le plus grand nombre de se taire, si elle n'impliquait pas la participation de chacun à l'élaboration du point de vue commun, la nécessité consciente pour chacun de fournir son point de vue et de fournir l'effort de le forger. De la sorte, nécessairement des points de vue opposés se feront jour, mais cet affrontement fraternel est conforme à la vie. La règle démocratique fera contrainte à chacun d'appliquer ensuite la décision majoritaire qui sera issue de cette confrontation.

..... Chacun devra se prononcer, le rôle du parti dans ce cadre, étant, non de dicter les positions à prendre, ce qui rendrait dérisoire tout cet effort, mais de fournir ses éléments d'analyse de la situation. Les décisions centrales qui fixent la politique du pays sont acquises après un tel débat, figées par une assemblée représentative des délégués des structures de base, et mises à exécution par les représentants de la classe ouvrière et du peuple travailleur élus, mais à tout moment révocables, qui ont en charge les tâches exécutives centrales.

..... Le plein épanouissement de la démocratie prolétarienne a pour conséquence le renforcement de la dictature du prolétariat sur les débris des anciennes classes exploiteuses et sur la nouvelle bourgeoisie qui ne manque pas de se former au sein de la nouvelle société. Aussi large, complète et étendue doit être la démocratie pour la classe ouvrière et le peuple travailleur, aussi ferme, vigilante et implacable doit être la dictature sur les anciens exploiteurs et les apprentis exploiteurs. Sans cela, le socialisme court à sa perte. Comment corriger en effet cette inégalité profonde dans laquelle se trouve placé le prolétariat, au début du socialisme, par rapport à ceux qui ont exercé héréditairement le pouvoir, qui ont entre leurs mains, non seulement l'art et l'habitude de gouverner, de diriger, mais aussi le savoir tel qu'il est défini dans la société capitaliste, qui disposent d'un puissant appui international pour reconquérir leur domination passée. Si le prolétariat commettait alors l'erreur de les traiter en égaux, n'adoptait pas à leur endroit des mesures clairement discriminatoires pour prévenir leurs tentatives de restauration, il ne pourrait ni libérer l'initiative révolutionnaire dont il est capable, ni maintenir le socialisme. A la différence de la bourgeoisie qui affiche sur tous les frontons des édifices publics de nobles idéaux qu'elle bafoue chaque jour, le prolétariat doit clairement indiquer que l'égalité qu'il réalise, c'est l'égalité des travailleurs, et l'inégalité des prolétaires et des exploiteurs, au profit des premiers, la liberté, c'est la liberté pour les masses et non pour ceux qui rêvent de restaurer l'ordre ancien, la fraternité, c'est au sein du peuple travailleur qu'elle s'établit et non avec ses ennemis de toujours. Cette dictature sur les anciens et les nouveaux bourgeois, le prolétariat ne la délègue pas à un corps d'État étranger, il l'assure. Les formes que prend sa dictature sont l'objet d'un ample débat au sein du peuple travailleur, car il ne s'agit pas de donner cours à la vengeance, si légitime soit-elle, mais de désarmer toute tentative contre-révolutionnaire, d'entraver la mise à exécution des espoirs de restauration. Aussi les mesures préventives que le prolétariat prend à cet effet sont-elles d'autant plus efficaces qu'elles sont l'affaire des masses, qu'elles se déroulent hors du secret et de la persécution sournoise qui marquent la répression par la bourgeoisie des tentatives de bouleversement révolutionnaire de la société capitaliste. Cette affirmation au grand jour, par le prolétariat, qu'il ne se laissera pas déposséder de son pouvoir naissant, va de pair avec tous les efforts qu'il accomplit pour désagréger le bloc hostile des anciens exploiteurs et des apprentis exploiteurs. En effet, il n'a aucun intérêt à prouver qu'une seule issue existe pour cette minorité qui le menace ! la contre-révolution violente. Aussi dissocier les uns des autres les éléments qui la composent, les combattre comme classe, mais utiliser dans la mesure du possible tout ce qu'ils peuvent rendre comme services à la société socialiste, neutraliser l'individu pour mieux éliminer la classe, telle est la politique la plus lucide que le prolétariat peut mener dans la conduite de sa dictature. Bien sûr, il doit agir sans faiblesse, mais ce n'est pas être faible que d'inventer mille moyens pour dissuader l'ennemi d'agir, et le convaincre, qu'en tant que personne, il a plus à perdre dans le complot et l'aventure que dans l'intégration à la nouvelle société.

Chapitre 3

DÉLÉGATION ET CENTRALISATION

 

..... Si le socialisme établit le pouvoir par le bas, si les choix politiques du pays sont soumis au plus large débat des communautés de travailleurs, il ne peut se passer des moyens de centralisation sans lesquels les décisions de ces communautés ne pourraient passer dans la vie. Aussi, pour exécuter ces décisions, la société socialiste doit se doter des rouages nécessaires à un fonctionnement d'ensemble, mais la fonction de ces rouages d'exécution est dépendante de la fonction première de décision qui appartient en propre aux structures de base. Cette dépendance s'exprime de deux façons dans la définition même de l'exécutif :

..-d'abord, ce n'est pas un corps étranger qui est mis en place, ce n'est pas une administration au sens où elle existe aujourd'hui. Les organes d'exécution sont exclusivement formés de représentants du peuple travailleur, et non de fonctionnaires placés au-dessus de lui pour le dominer. Ils n'ont pas en vue une carrière, car ils y sont placés pour une durée déterminée et sont révocables à tout moment, ils n'y accèdent pas par concours, mais sont délégués par les travailleurs de leur communauté qui les jugent aptes à remplir cette tâche, ils ne sont pas coupés du travail productif, car ils continuent régulièrement à y participer, ils n'ont aucun avantage matériel et perçoivent le salaire d'un ouvrier. Ils doivent rendre compte de leur travail auprès de ceux qui les ont désignés et de ceux que leur fonction concerne. Leurs services n'ont rien de secret, car les structures de base peuvent à chaque moment enquêter sur leur marche.
..-ensuite, le gouvernement de la société socialiste est un gouvernement à bon marché. Il est dégraissé de tout appareil lourd et surpeuplé, il fonctionne avec le minimum de personnes indispensable; au fur et à mesure que les fonctions de l'Etat sont prises en charge par l'ensemble des travailleurs, il a tendance à se réduire, et au terme du socialisme, il est appelé à disparaître. Alors que la société capitaliste étend démesurément les services parasitaires, l'Etat socialiste réduit au strict minimum les services qu'il est encore contraint d'assumer de façon centralisée et l'écrasante majorité de la population participe au travail productif, auquel chacun est astreint. Dans le même temps où les travailleurs s'emparent de la politique et administrent le pays, ceux d'entre eux qu'ils chargent des tâches d'exécution les rejoignent dans la production. Car il s'agit bien, au premier chef, d'éviter toute coupure, résultant de la division des tâches et propice à l'apparition d'une nouvelle bourgeoisie, tout en assurant l'ensemble des fonctions nécessaires à la vie de la société.
..... De plus les critères qui doivent prévaloir dans la désignation des délégués chargés des tâches d'exécution centrales ne sont pas ceux qui prévalent aujourd'hui: ce ne sont évidemment pas la capacité à tromper le peuple, l'habileté de langage, les titres universitaires, le servilisme doublant l'ambition, l'habileté manoeuvrière, qui sont requis, mais la conscience de classe et la fermeté révolutionnaire, ce sont ces critères qui fondent la désignation des délégués des travailleurs à une assemblée nationale unique, chargée à la fois de légiférer et d'exécuter les décisions centrales, issues des décisions des structures de base, elles-mêmes regroupées au plan de la ville de la commune et de la région, par de semblables procédures de délégation.
..... Aussi, par l'intermédiaire de ses représentants les plus résolus, la classe ouvrière assume-t-elle les tâches centrales du pouvoir, indispensables au fonctionnement de la société socialiste. Cette centralisation exprime de manière conséquente la dictature de classe du prolétariat, affirme la prise en charge effective par lui de la conduite d'ensemble du pays et est aussi rigoureuse que les choix politiques prononcés sont amplement discutés. Assumer les décisions qui doivent être prises rapidement, résoudre au profit des intérêts d'ensemble les contradictions particulières, incarner aux yeux de l'ensemble du pays là direction de la classe ouvrière, concentrer en une marche cohérente vers le communisme les efforts de millions d'hommes exerçant leur pouvoir, telle est la responsabilité que leur confient et que contrôlent leurs camarades.
Ainsi s'articulent au sein d'une société où le peuple en armes a été substitué au cadre permanent d'une armée de métier enserrant le contingent, où la justice est rendue par les communautés des travailleurs selon des lois uniques qu'elles ont fixées au plan du pays, où une administration très réduite prolonge l'auto-gouvernement des masses, à la fois le plus large exercice direct par le peuple travailleur de son pouvoir et par voie de délégation, la cohésion organisée de la société tout entière, la centralisation indispensable, mais constamment placée sous son contrôle.
..... Ainsi, le caractère obligatoire des décisions qui résultent de cette élaboration collective de la politique n'apparaît nullement comme une contrainte extérieure, tout au plus comme une contrainte sur soi, librement acceptée et amplement débattue et n'est que la conséquence la plus logique du processus démocratique par lequel sont fixés les choix.

Chapitre 4

LA CONTRAINTE DÉMOCRATIQUE

..... Le large fonctionnement démocratique de la société socialiste réalise ce qu'aucune société avant elle n'avait consenti: le transfert à l'ensemble du peuple travailleur des leviers de commande. Mais ce faisant, toutes les contradictions de la société se manifestent au grand jour: en prenant la parole, pour ne plus y renoncer, les travailleurs ne parlent pas d'une seule voix; dans cette multiplicité de points de vue se font jour non seulement l'interprétation différente de la réalité, l'éternel débat entre le vrai et le faux, mais tout autant la lutte entre les points de vue hérités de la vieille société, l'égoïsme, le particularisme, le sens conservateur et ceux qui, progressivement, se forgent dans la pratique de la révolution. Au sein du peuple même, une constante et riche lutte d'idées accompagne la transformation de la société, dans laquelle les points de vue les plus avancés sont aux prises avec les points de vue réactionnaires. Comment en serait-il autrement, alors même que la base matérielle de la société nouvelle ne fait que s'esquisser, que les preuves concrètes du présent voisinent avec les vestiges du passé, que la voie à suivre pour parvenir au communisme est incertaine. Si le but de la société socialiste est de les faire disparaître, les écarts qui existent entre les hommes sont bien là et forment de véritables barrières à l'avancée de la société: entre le travail manuel et le travail intellectuel, entre la ville et la campagne, entre les ouvriers et les autres couches du peuple, ce ne sont pas de simples nuances qui se manifestent, mais le cloisonnement établi des siècles durant par les exploiteurs. De plus, subsistent encore toutes les divisions que le capitalisme a provoquées au sein du peuple pour asseoir sa domination à l'intérieur même du procès de travail, divisions entre hommes et femmes, dans la famille, entre jeunes et anciens. Pour maintenir son emprise, la bourgeoisie a morcelé à l'infini la société, atomisé les individus, au moment même où sa course au profit l'amenait à concentrer dans des entreprises de plus en plus vastes et dans des villes gigantesques, ses esclaves salariés. De cela, résulte une infinité de contradictions, dont chacune est à traiter et à résoudre au sein de la nouvelle société, et par voie de conséquence, une multiplicité de conceptions. Aussi, dans l'exercice même de son pouvoir, le peuple travailleur se heurte aux mille facettes de sa propre réalité qu'il doit progressivement rendre homogène et tout d'abord faire agir ensemble. Forger son unité est un combat quotidien, mais comment faut-il engager cette bataille ?

..... En premier lieu, par la persuasion, qui est le facteur dirigeant dans la réalisation de l'unité. S'il ne peut être aveugle à toutes les différences qui le traversent, s'il doit soigneusement en tenir compte, c'est pour lever les obstacles qu'elles constituent dans l'édification du socialisme. Aussi tout volontarisme consistant à nier ces différences, à vouloir trop vite les effacer est néfaste. Dans la bataille d'idées qui se livre, le recours à la persuasion signifie que l'on s'appuie sur les réalisations concrètes qui ont permis d'avancer à la fois dans la résolution des contradictions et dans la matérialisation du socialisme pour venir à bout des points de vue anciens. C'est le rôle exemplaire des expériences accomplies, le succès des réalisations qui fournissent son point d'appui à la persuasion, aussi la diffusion dans tout le pays, à l'aide des moyens modernes de liaison, comme par les visites d'enquête, des expériences les plus avancées favorise-t-elle cette dimension de la démocratie prolétarienne. Le suivi des décisions, l'établissement systématique de bilans de leur réalisation permet d'entretenir la dynamique de ce bouleversement gigantesque des mentalités et des préjugés. Dans la société socialiste, chacun doit savoir où l'on va, à quoi aboutissent les choix prononcés, quel est le résultat des efforts. Le recours à la persuasion signifie que l'évolution même de la société socialiste dans sa matérialité confirme sa marche au communisme, qu'il y a un sens de l'histoire, tout à fait perceptible par les larges masses qui sont devenues des acteurs de plus en plus conscients. C'est dire qu'il n'y a pas de solution a priori pour résoudre les contradictions au sein des masses, il n'y a que des principes dont le premier, partant du souci vital d'unité, est la confrontation des points de vue à la lumière de la réalité en évolution de la société elle-même. Aussi toute conclusion est elle-même le point de départ d'une vérification nouvelle par la pratique, l'existence d'erreurs, de conclusions fausses est inévitable, mais le souci de les corriger, perpétuellement en acte, n'a pas pour effet de réduire au silence ceux qui les ont formulées. La diversité des points de vue, le pluralisme des conceptions est présupposé par la démocratie socialiste, et la patience dans le recours à la pratique est indispensable. Tant qu'une conclusion n'est pas véritablement acquise, tant que la conviction n'est pas suffisamment établie, aucun argument d'autorité n'a de force et le recours à ces arguments-là est au contraire dangereux. Ceci étant, la contrainte démocratique, qui résulte de la décision de la majorité s'impose, sinon la société tout entière est paralysée, mais seulement pour fournir à la pratique de plus amples moyens de résoudre les contradictions existantes. Si cette règle doit prévaloir au sein du peuple, c'est, dans la définition que nous en avons donnée, la contrainte qui prévaut pour les exploiteurs, anciens et nouveaux, la persuasion occupant une place subordonnée. Aussi doit-il y avoir une très nette délimitation qualitative dans les moyens par lesquels s'exercent les deux types très différents de contrainte: la première, qui est contenue dans la notion même de démocratie prolétarienne, a pour objet de faire disparaître tout écart entre la décision et la pratique, elle assure la conséquence de l'une à l'autre, elle n'indique pas le recours à d'autre force que l'entraînement de chacun par la collectivité dans laquelle il est inséré. D'ailleurs, la minorité peut avoir raison, mais il est nécessaire que l'expérience menée à son terme, une nouvelle confrontation des points de vue puisse se réaliser. Aussi si la protection des points de vue minoritaires ne doit jamais être transgressée, mais au contraire solidement établie, si toute garantie doit être fournie à ce sujet au sein du peuple, ce qui en résulte logiquement, c'est que la minorité accepte aussi de se confronter à l'épreuve de la vie pour se voir confirmée ou démentie. C'est bien là le lot commun. Comment en effet, quelque conclusion que ce soit pourrait être tirée à l'avance, comment dans les chemins nouveaux qui sont à explorer quiconque pourrait prétendre les avoir déjà parcourus. Aussi de la même façon qu'il ne saurait y avoir de conformisme dans la détermination des choix, d'accord factice et superficiel dans la prise de décision à la base, il ne saurait y avoir non-plus de suffisance intransigeante, d'opposition aveugle dans la minorité. Dans la société capitaliste, où la bourgeoisie s'approprie tout le pouvoir, elle laisse l'illusion à chaque individu d'être maître de ses points de vue, elle proclame la plus large "liberté" de chacun de penser comme il l'entend. Mais cette proclamation gratuite, qu'elle réfute chaque fois que son pouvoir est en danger, elle ne manque pas de la transgresser à chaque heure, en influençant, à l'aide de tous ses moyens de manipulation de l'opinion, tous les points de vue "libres", en les réduisant au subjectivisme et à l'ignorance par la coupure constante qu'elle établit entre la pensée et l'action. A cette fiction de liberté, le socialisme qui reconnaît le droit inaliénable au sein du peuple d'exprimer son point de vue et de tenter de le faire prévaloir, substitue la seule liberté qui ait un sens: celle qui consiste à lier la pensée et l'action, à confronter à l'épreuve de la vie et dans l'exercice du pouvoir les jugements premiers. La société socialiste, qui proclame le primat de la collectivité, ne nie pas les droits de l'individu, mais elle insère celui-ci dans sa collectivité, et, au lieu de lui imposer par des règles aveugles et implicites, son comportement, elle l'amène à y réfléchir, elle lui impose en quelque sorte de se prononcer en pleine conscience. En levant le voile sur les coins sombres dans lesquels la bourgeoisie prétend maintenir la liberté de l'individu, le socialisme n'enlève à celle-ci que sa propre fiction, pour lui donner toute sa consistance.

..... Mais cette liberté ne vaut pas pour les exploiteurs, dont la conscience de classe est avivée par les bouleversements en cours et qui ont tout lieu de craindre qu'une action trop tardive risquerait d'être difficile. Aussi, le prolétariat leur signifie-t-il de la manière la plus nette qu'il ne leur laisse aucune liberté de restaurer l'ordre ancien. A eux de choisir: ou ils renoncent à leurs tentatives de restauration, ou ils subissent toute la rigueur de la dictature du prolétariat. Les armes que celui-ci emploie pour préserver le socialisme ne peuvent en aucune façon être étendues à la société tout entière. Aussi n'y a-t-il pas un seul type de contrainte, mais deux, avec des implications juridiques très différentes, avec deux systèmes de défense, tout à fait séparés, de la société socialiste contre les risques de destruction venus de l'intérieur. Une telle disposition est indispensable si l'on ne veut pas qu'à la limite, par un redoutable effet de boomerang, la répression nécessaire des tentatives de restauration du capitalisme ne s'étende, par mille justifications, à de larges secteurs de la société; la claire délimitation des contradictions en oeuvre dans la société socialiste, la nette distinction établie entre les contradictions au sein du peuple et les contradictions entre le peuple et ses ennemis doit trouver son prolongement dans le cloisonnement très strict des politiques de contrainte qui toutes visent en définitive à intégrer à l'ensemble de la société la totalité de celle-ci.

..... C'est pourquoi, le peuple travailleur n'a nul besoin de recourir, dans l'exercice de la dictature du prolétariat à des moyens dégradants pour la personne et inutilement cruels. Il s'interdit de recourir à l'humiliation comme à la torture, aux procédés policiers, aux violences superflues. Sa vigilance est la meilleure des préventions.

Chapitre 5

LA LEVÉE DES BARRIÈRES

..... La mise en place de la démocratie socialiste implique une modification sans précédent des rapports sociaux et l'élimination progressive par leur réduction continue, des écarts existant entre travail manuel et travail intellectuel, ville et campagne, le prolétariat et les autres couches du peuple travailleur, ainsi que des différences nombreuses qui existent en son sein. Contrairement à ce que l'on entend dire, le socialisme n'est nullement un nivellement par le bas de ces différences. Il n'a pas pour projet de ramener l'ensemble de la société au niveau d'abrutissement, de parcellisation du travail, d'ignorance dans lequel le capitalisme tient la masse des travailleurs manuels. Il vise au contraire en limitant au maximum l'écart entre travail manuel et intellectuel, à élever considérablement le niveau de connaissances des travailleurs, tout en forgeant une nouvelle culture, qui corresponde à la société nouvelle et reflète les changements intervenus dans les rapports sociaux. Mais d'autre part, il empêche que la coupure entre le savoir et le travail ne soit l'occasion de perpétuer l'existence de couches privilégiées, se transformant vite en nouvelle bourgeoisie. Dans un pays comme le nôtre, où les travailleurs ont déjà acquis une formation rudimentaire, bien que déformée par l'empreinte de la bourgeoisie, où la complexité de leur travail les a souvent amenés à résoudre les difficiles questions techniques, ils ont déjà démontré qu'ils pouvaient se passer des capitalistes pour reprendre à leur compte la production. Cela, bien entendu ne saurait suffire, car il ne s'agit pas que les travailleurs puissent faire tourner les usines, il faut avant tout qu'ils soient en mesure d'assurer leur direction sur la société toute entière. Pour ce faire, la société socialiste est aussi une gigantesque école, où les travailleurs de tout âge sont à l'étude des lois de la nature et de la société, où l'école n'est pas le moyen de promotion individuelle et le moyen de reproduire l'ordre social existant, dont les procédés de sélection s'organisent dans la jeunesse, elle est une dimension de la vie, et à ce titre étroitement liée au travail productif. Elle commence après la journée réduite de travail et les jeunes qui la fréquentent plus assidûment participent comme les enseignants à la production. Cet immense effort d'apprendre, qui caractérise la société socialiste tient compte, lui aussi, des inégalités qui marquent les débuts du socialisme dans les rapports des travailleurs au savoir. Aussi n'a-t-il de sens que s'il se combine à une politique délibérée, et strictement inégalitaire, consistant à surmonter les difficultés initiales. Il est bien clair qu'il est plus difficile à un fils de travailleur manuel d'accéder au savoir qu'à l'enfant d'un petit-bourgeois, lui-même plus longtemps scolarisé. Le danger est grand que malgré la diffusion plus large et plus intense du savoir, cette inégalité persiste au sein de la société socialiste. Beau paradoxe en effet que celui consistant à voir les petits-bourgeois devenir les meilleurs élèves à l'école socialiste.

..... Aussi, l'appartenance de classe doit-elle être marquée dans la différence des efforts que la société socialiste fournit pour éduquer ses continuateurs, et cela dès la plus petite enfance, car on ne secoue pas en un jour tous les préjugés que l'école capitaliste a diffusés pour escamoter sa sélection de classe. Le caractère concret de cette éducation, sa liaison étroite à la pratique et à la lutte de classes; la refonte de son contenu idéologique doivent favoriser ce renversement radical dans l'accès au savoir et réduire la barrière existant entre travail manuel et intellectuel. De même l'enrôlement massif à la production des couches les plus étendues de la société, la prise en charge par les travailleurs eux-mêmes de la plus grande partie des tâches dévolues jusqu'ici à l'État, la réduction des écarts de salaire et l'octroi d'un simple salaire d'ouvrier aux délégués des structures de base dans les tâches d'exécution centrales, ainsi que leur statut de révocables à tout moment doivent également réduire l'écart existant entre le prolétariat et les autres couches du peuple : celles-ci, si l'on ne parle pas encore de la campagne, sont formées d'employés, de petits fonctionnaires, de petits bourgeois archaïques, artisans et commerçants. Elles ont généralement été éduquées dans le mépris de la classe ouvrière et dans la conscience ridicule de leur supériorité sur les ouvriers. Là encore, les divisions introduites par le capitalisme ne peuvent être abolies par décret. Aussi doivent-elles, au contact de la pratique, réformer profondément leur point de vue. Toutes ces mesures, ainsi que la représentation de la plupart d'entre elles dans les organismes de base du pouvoir populaire, doivent y aider, mais, le prolétariat ne peut malgré tout se dispenser d'un effort particulier d'éducation à leur endroit pour contrecarrer le poids de l'habitude et les vestiges des différences qui subsistent.

..... A la campagne, en s'appuyant sur sa politique économique qui sera décisive pour les changements socialistes, le prolétariat privilégie son alliance avec les paysans pauvres, c'est cette alliance qui permettra de rattraper progressivement l'énorme retard technique, culturel, économique et politique que le capitalisme y a entretenu.
..... Aussi la persuasion qui marque la démocratie socialiste, est-elle le trait dominant de cette lutte pour l'unification de la ville et de la campagne. L'envoi d'ouvriers à la campagne, le soutien politique et matériel que les ouvriers apportent aux paysans dans la lutte contre les effets rétrogrades de la petite production, leur combat commun contre la bourgeoisie agraire dépossédée de ses privilèges et prête à comploter contre le pouvoir socialiste va de pair avec le rééquilibrage profond des fonctions de la ville et de la campagne sous le socialisme, d'autant que l'organisation des régions et la revalorisation désormais possible de leurs particularités culturelles et historiques rapprochent l'ouvrier du paysan. D'ailleurs, cette politique d'alliance s'est déjà engagée sous le capitalisme, où la délimitation de classe à la campagne est devenue une force irrésistible, où de multiples liens, résultant de la prolétarisation des paysans pauvres se sont faits jour. Aussi, les travailleurs de la campagne sont déjà préparés à cette insertion dans la société socialiste, à laquelle ils ont tout intérêt et dont les mesures de transition excluent toute violence à leur endroit comme toute impatience.

..... La différence entre homme et femme, qui marque la société capitaliste et fait de la femme prolétaire un être doublement exploité doit disparaître sous le socialisme, d'abord par la socialisation des tâches ménagères, qui limite au maximum sa deuxième journée de travail. Ainsi la mise en place de crèches dans tous les lieux de travail, la généralisation des restaurants et de traiteurs à bas prix, de pressings populaires devraient y pourvoir, sans empiéter sur le budget familial. Mais ces dispositions sont insuffisantes par elles-mêmes pour résoudre la contradiction existante. Car il s'agit de remodeler profondément les conceptions pour corriger les tendances héritées de la vieille société. L'égalité de l'homme et de la femme présuppose non seulement la possibilité pour la femme d'exercer tout emploi, mais avant tout qu'elle participe autant que l'homme à l'exercice du pouvoir socialiste, ce qui signifie qu'on y veille davantage, qu'une à une soient brisées les entraves qui depuis des millénaires l'empêchent d'être l'égale de l'homme dans le pouvoir et la confinent dans l'univers domestique, dans l'économie étroite du foyer. Là encore pour parvenir à l'égalité, le socialisme devra être inégalitaire dans sa politique. Il lui faudra insister davantage sur la participation de la femme que sur celle de l'homme, pour que l'un et l'autre puissent en fin de compte se retrouver à égalité.

..... Pour que la démocratie socialiste s'affirme dans tout le pays, pour que les travailleurs exercent pleinement leur pouvoir, il faudra que soient progressivement levées toutes les barrières qui entravent l'exercice de la dictature du prolétariat. Ce faisant, ils deviendront bien les maîtres de la société, et à cette condition, tous les espoirs de restauration des anciens exploiteurs, toutes les tentatives de voir triompher une nouvelle bourgeoisie se transformeront en déroute.

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